CHAPITRE II
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Henri de Bonnechose est envoyé à Paris. Il fait sa première communion à l'âge de dix-huit ans. Importance décisive de ce grand acte pour tout le reste de sa vie. Ses études littéraires. Ses études de droit. Ses amitiés. Ses relations et ses goûts. Maladie de langueur. Retour en Normandie. Sa vie mondaine. Son horreur profonde pour le vice. Voyage en Angleterre. Tentation vaincue. Henri de Bonnechose achève son droit et se fait inscrire comme avocat à la cour royale de Paris. Recommandations de son père.
1817-1822
Les succès que Henri de Bonnechose avait obtenus au
collège
royal de
Rouen, dans le cours de ses humanités, donnèrent à son père la pensée de lui faire achever ses études littéraires
sur un plus grand théâtre. Il l'envoya, avec son
frère Emile, chez M. Sencier, qui leur avait déjà servi de précepteur à
Passy, en 1814, et qui, deux ans après, était venu habiter une maison du faubourg
Saint-Honoré, pour donner des soins à des jeunes gens dont les familles lui avaient continué leur confiance. Le brillant
rhétoricien de
Rouen acheva de former son style et d'éclairer son
goût par la lecture des grands modèles. Doué d'une heureuse mémoire, il apprenait par cur les morceaux les plus achevés de la littérature ancienne et moderne et s'exerçait à les déclamer. Il commençait aussi à fréquenter les cours de la Sorbonne. Les leçons de
Villemain et de Guizot l'intéressaient vivement. Il aimait dans le premier le naturel, l'élégance, la sobriété ; dans le second, l'élévation et la profondeur. Il se fit, en les suivant, une langue personnelle, d'abord un peu pompeuse et emphatique, mais qui se débarrassa bientôt de toutes ses longueurs. Il devint clair, net et précis ; il conquit la propriété et la
justesse des termes ; il finit par donner à tous ses écrits un tour particulier et un
air de distinction.
Une grande affaire, dont dépendait le bonheur de sa vie, marqua pour lui l'année 1818. Henri de Bonnechose avait dix-sept ans passés, et il n'avait pas fait encore sa première communion. C'était
l'effet du système d'éducation que Jean-Jacques Rousseau avait préconisé dans l'
Emile et qui prévalait encore, malgré l'expérience et les leçons de la Révolution, auprès de beaucoup de familles. On se piquait d'élever les
enfants selon la nature, et on ne leur donnait d'autre
religion que de vagues notions
sur l'existence de
Dieu et sur l'immortalité de l'
âme. Il fallait, disait-on, remettre à leur maturité le choix d'une
religion positive, quand ils auraient eu le temps d'étudier les diverses croyances qui se partagent le monde. Les hommes qui ont été victimes de cette odieuse éducation avouent qu'à vingt ans ils ne sentirent aucun besoin de faire le choix d'un culte ; on leur avait appris à s'en passer pour le reste de leur vie. Ce n'est pas à l'âge où les passions éclatent dans toute leur fougue qu'elles acceptent un frein et qu'elles consentent à se laisser dompter par la raison et par la foi.
Le chevalier de Bonnechose porta du moins dans cette erreur sa bonne foi et sa loyauté. Ils s'étaient promis, sa femme et lui, qu'ils donneraient à leurs
enfants les moyens de s'instruire à fond dans les croyances qui partageaient leur ménage, et qu'ils n'influenceraient en rien leur étude et leur décision. C'est à l'âge de dix-huit ans qu'ils avaient fixé cette décision suprême, ne voulant pas leur laisser passer cet âge critique sans les obliger à suivre la
religion du père ou celle de la mère. Voici comment le
cardinal raconte les incidents et l'issue de cet examen solennel :
« Il fallait se décider enfin à embrasser
la foi
catholique ou la foi protestante. Notre séjour en Hollande et nos
relations de famille maternelle nous avaient donné tous les préjugés
protestants. Mon père s'adressa à M. Feutrier, alors curé
de l'Assomption, pour trouver un ecclésiastique propre à m'instruire
de la doctrine
catholique. L'abbé Feutrier désigna l'abbé
Trouillet, respectable vieillard, attaché, comme
prêtre habitué,
à cette
paroisse. Cet ecclésiastique était pieux, simple
et humble. J'allais chez lui plusieurs fois par semaine, et il se bornait à
m'expliquer le petit catéchisme du
diocèse.
J'avoue que lorsqu'il me mit ce livret entre les mains, je fus étonné. Je m'attendais à plus d'appareil. Ses explications si simples néanmoins ne tardèrent pas à faire impression sur mon
esprit. J'étais fécond en objections, je ne les ménageais pas ; mais je me rendais à la lumière. Les explications orales étaient complétées par la lecture des livres que nous indiquait le bon abbé Trouillet.
Je commençai alors à éprouver quelque chose de ces angoisses et de ces luttes intérieures qui, depuis, ont plus d'une fois tourmenté ma vie. Je cherchais sincèrement la vérité et j'étais résolu à l'embrasser, de quelque côté qu'elle se montrât. Cependant j'aimais beaucoup ma mère, qui était très fortement attachée à sa communion ; je savais qu'elle se croyait à peu près certaine que je l'embrasserais, et je ne pouvais douter qu'en faisant autrement je lui causerais la plus douloureuse surprise. Là était pour moi l'inquiétude et la souffrance. A mesure que les préventions contre la foi
catholique se dissipaient dans mon
esprit, et que la lumière de l'
Eglise se levait pour moi, mon cur se serrait à la pensée d'avoir peut-être à prendre une résolution qui blesserait le cur de ma mère. Je priais, comme je l'ai fait depuis durant toute ma vie, pour obtenir à la fois lumière et
force.
Dieu, dans sa bonté, daigna intervenir d'une manière
sinon miraculeuse, du moins extraordinaire, et me sauva de ma faiblesse.
Tandis que je suivais les instructions du
vénérable
abbé Trouillet, ma mère eut un voyage à faire en Hollande pour y voir sa mère. Elle n'attachait pas une grande importance à l'enseignement
religieux que je recevais alors, parce que de la Normandie, qu'elle habitait avec mon père, elle croyait que je le suivais par pure curiosité et sans l'intention de prendre promptement un parti sérieux. Telles avaient été, en effet, mes
dispositions en commençant. Mais, depuis le départ de ma mère, la grâce avait agi ; l'injustice des attaques protestantes contre la doctrine
catholique devenait chaque
jour plus évidente, et le majestueux ensemble des dogmes de l'
Eglise m'apparaissait dans sa simplicité et dans sa vérité. Sollicité intérieurement d'y adhérer, je ne voulais pas cependant tromper ma mère. Mes
dispositions à son départ lui donnaient lieu de croire que je ne prendrais aucune détermination avant son retour : je ne me croyais pas permis de profiter de son absence pour lui porter, au nom de
Dieu, le coup le plus terrible. Je lui écrivis donc ce qui se passait en moi et combien j'inclinais vers la foi
catholique, lui faisant pressentir qu'une fois pleinement convaincu que la vérité était là, je n'hésiterais pas à l'embrasser. Le délai nécessaire pour recevoir une réponse s'écoula sans qu'aucune lettre parût. J'en écrivis une seconde : même silence. Ma mère, en toutes choses, était d'une très grande exactitude ; je ne pouvais m'expliquer ce défaut de réponse, quand il s'agissait d'une matière aussi grave. Je cherchai mon devoir ; je m'élevai vers
Dieu.... et je crus que si, après une troisième lettre, je demeurais encore sans réponse de la part de ma mère, je devais étouffer les
scrupules de mon cur pour ne plus obéir qu'à la voix de la vérité et passer outre à ma première communion
catholique.
Aucune réponse n'arriva ; je ne balançai plus. Je me confessai, et je fis ma première communion dans l'
église de l'Assomption. Ma mère arriva le
jour même, du fond de la Hollande, à
Paris. En apprenant ce qui s'était passé, elle fut frappée de stupeur : rien ne lui avait fait pressentir ce coup ; elle n'avait reçu, me dit-elle, aucune de mes lettres ; autrement, elle m'eût écrit pour me supplier de différer. Qui n'admirerait ici le fait merveilleux de cette Providence, qui supprima mes lettres pour écarter tout obstacle à l'accomplissement de sa volonté ! Pour moi, je n'ai jamais pu me l'expliquer naturellement. J'y bénis votre main, mon
Dieu, qui me conduit depuis mon enfance, et qui alors me tira des ténèbres de l'hérésie pour me faire passer à la lumière de votre
Eglise. Pourquoi ma mère, hélas ! n'a-t-elle pas voulu consentir à me suivre ? Je me suis flatté longtemps de la douce espérance de l'entraîner ; mais
Dieu m'a jugé indigne de servir d'instrument à cette grande
miséricorde, et j'ai eu la douleur de voir ma pauvre mère, si bonne, si vertueuse, si pénétrée de la crainte du Seigneur, demeurer en arrière dans la voie de la vérité. Ô profondeur des
jugements de
Dieu (24) ! »
La veille de cette première communion qui décida des destinées de Henri de Bonnechose, l'abbé Trouillet lui dit, le soir, dans l'
église de l'Assomption, en fermant sur lui le guichet du
confessionnal : «
Dieu a de grands desseins sur vous, mon
enfant. » Le jeune homme entendit longtemps cette parole dans un sens naturel et humain. Il crut qu'elle lui annonçait les grandeurs de la terre, et il se mit à les poursuivre avec tout son courage et toute sa persévérance. Plus tard, il se la rappela et il commença à la comprendre dans un autre sens. « N'étais-je pas, dit-il, dans la même erreur que le peuple juif, qui attendait dans le Sauveur un roi puissant par ses richesses et par ses conquêtes ? N'avais-je pas pris comme lui l'annonce d'une grandeur spirituelle pour celle d'une grandeur humaine, le royaume du
ciel pour celui de
la terre ? » Il écrivait cette note au château de Rozet, près
de
Besançon, le 21
juillet 1830, en admirant la conduite de
Dieu à son égard et en se préparant à quitter la magistrature. Mais, en 1818, rien ne lui faisait pressentir encore une pareille détermination, et la jeune ambition qui commençait à embraser son
âme lui laissait rêver les honneurs du monde.
Le choix de sa carrière ne l'arrêta pas longtemps. Il se tourna vers l'Ecole de droit, avec le dessein d'entrer dans la magistrature. Dans l'
automne qui suivit leur première communion, au mois de novembre 1818, le chevalier de Bonnechose amena ses deux fils à
Paris : Henri, pour lui faire prendre sa première inscription de droit ; Emile, pour l'immatriculer sur les registres de l'école
Saint-Cyr. Ainsi se séparèrent
les deux frères, qui avaient jusque-là partagé les mêmes leçons, les mêmes plaisirs, et qui demeurèrent unis jusqu'à la mort par la plus tendre affection.
Mme de Monville
(25),
à qui le chevalier recommanda ses
enfants, s'intéressa particulièrement au sort de Henri. C'était la femme de son cousin germain, M. Boyssel de Monville, que Louis XVIII venait de faire pair de France. Elle eut pour son jeune cousin des soins presque maternels, qu'autorisait son âge et que commandait
sa parenté. Elle l'appelait son neveu, et le traita comme son fils. Elle l'avait mis en pension dans la maison Dabot, place de l'Estrapade, près de l'Ecole de droit.
Douze autres jeunes gens habitaient cette maison avec lui, mais il jouissait comme eux d'une entière
liberté. M. Dabot présidait leur table et n'avait avec eux aucun autre rapport. C'était cependant un bonheur fort envié par les familles que d'être admis à cette table commune. La politesse y régnait, et on n'y offensait ni la
religion ni les bonnes murs. Parmi ses douze
condisciples, Henri en distingua trois dont le nom revient souvent sous sa plume : Cambis,
Thorigny et Adolphe de
Circourt. Cambis fut, sous la Restauration, sous-préfet de
Saint-Affrique.
Thorigny, devenu avocat général à la cour de
Paris, puis ministre de l'intérieur, premier président de la cour d'
Amiens, est mort sénateur en 1869. Adolphe de
Circourt, voyageur, écrivain, diplomate, a entretenu avec Henri de Bonnechose une correspondance pleine d'intérêt, qui a duré cinquante ans et qui n'a fini que par sa mort. « Tous trois, dit-il, avaient conservé la foi, aimaient le bien et s'abstenaient des désordres graves auxquels se livraient la plupart des élèves en droit. Leur amitié a été pour moi une grande consolation et un heureux préservatif
(26). »
Le salon de M. de Monville, que notre étudiant fréquentait tous les soirs, n'était pas cependant sans danger pour sa foi naissante et encore mal affermie. M. de Monville, élevé par les philosophes du
XVIIIème siècle, était fort instruit et fort distingué selon le monde, mais sceptique et railleur. Les derniers tenants de l'école voltairienne, qu'il invitait à sa table, y donnaient un libre cours à leurs sentiments, et si leur conversation était intéressante et
agréable, les plaisanteries irréligieuses dont elle était mêlée faisaient une fâcheuse impression sur l'imagination du jeune convive. Mme de Monville, qui était chrétienne, souffrait de tout cela sans oser s'en plaindre. Encore moins pouvait-elle y mettre fin. Elle comprit que Henri de Bonnechose avait besoin d'une autre compagnie, d'une autre atmosphère, pour échapper aux périls de son âge. Elle le recommanda à M. Boulage, professeur à l'Ecole de droit, l'un de ces hommes, alors fort rares, qui connaissaient la
religion et qui en pratiquaient les devoirs. M. Boulage fit au jeune légiste un excellent accueil et consentit à le diriger dans le choix de ses lectures. Il l'encourageait et lui donnait de bons conseils. Il l'engagea à lire les apologistes de la
religion et le mena aux conférences de M. de Frayssinous. Ce
vénérable prélat achevait, en 1818, dans l'
église de
Saint-Sulpice, son cours commencé sous le consulat, interrompu à la fin de l'empire, et à qui la
jeunesse française doit son premier retour à la foi de ses pères. Henri de Bonnechose fut frappé de la dignité de son maintien et de l'autorité de sa parole. Cinquante ans plus tard, il se le rappelait avec admiration, et se
voyant dans la même
basilique, en face de la même chaire, mais avec ses
cheveux blancs et les insignes du
cardinalat, il écrivait non sans émotion : « Je suis allé présider à
Saint-Sulpice la réunion des ouvriers de la société de Saint-François-Xavier. J'ai terminé par une allocution assez longue. La fête a été touchante. Des réunions de ce genre seraient le meilleur remède aux funestes doctrines qui exercent leurs ravages dans la classe ouvrière. Hier soir, à
Saint-Sulpice, en présence de cette multitude recueillie, tandis que les chants se faisaient entendre et que de grandes ombres enveloppaient la plus grande partie de ce vaste édifice, que de souvenirs sont venus se présenter à mon
esprit ! Assis au banc d'uvre, je voyais en face de moi cette même chaire où, en 1818, il y a cinquante et un ans, prêchait le
vénérable abbé de Frayssinous. Jeune étudiant, j'étais loin de prévoir qu'au bout d'un demi-siècle je me retrouverais dans cette même enceinte,
cardinal,
archevêque et sénateur ! Toute une
génération d'hommes, depuis lors, a disparu ; et où est-elle ? Bientôt il faudra la suivre. Heureux ceux qui pourront dire alors avec
saint Paul :
J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, il ne me reste plus qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée et que le Seigneur rendra à ceux qui aiment son avènement (27).
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(24) Histoire personnelle.
(25) Anne-Simonne Sautereau de Quincize avait épousé Thomas-Gaston Boyssel,
baron de Monville, pair de France, fils de Thomas Boyssel,
baron de Monville, conseiller au Parlement de
Paris, et de Marguerite-Charlotte de Bonnechose, fille de Louis-Gaston de Bonnechose et de Marguerite Descorches de Sainte
Croix.
De ce
mariage naquit Hippolyte Boyssel,
baron de Monville, mort en 1873. Il a eu, de son
mariage avec la fille unique du maréchal
Lannes du Montebello, une fille qui a épousé M. le
marquis de la Roche-Aymon.
(26) Mémorial des principales grâces que Dieu m'a faites, manuscr.
(27) Livre-journal, 1869.