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Locus Solus

Raymond Roussel
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CHAPITRE III

      Comme point de direction le maître avait choisi une sorte de diamant géant qui, se dressant à l'extrémité de l'esplanade, avait déjà maintes fois attiré de loin nos regards par son éclat prodigieux.

      Haut de deux mètres et large de trois, le monstrueux joyau, arrondi en forme d'ellipse, jetait sous les rayons du plein soleil des feux presque insoutenables qui le paraient d'éclairs dirigés en tous sens. Fixement soutenu par un rocher artificiel très peu élevé dans lequel s'encastrait sa base relativement minime, il était taillé à facettes comme une véritable pierre précieuse et semblait renfermer différents objets en mouvement. Peu à peu, en s'approchant de lui, on percevait une vague musique, merveilleuse comme effet, consistant en une série étrange de traits, d'arpèges ou de gammes montants et descendants.

      En réalité, ainsi qu'on s'en rendait compte de tout près, le diamant n'était autre qu'un immense récipient rempli d'eau. Quel que élément exceptionnel entrait sans nul doute dans la composition de l'onde captive, car c'était d'elle et non des parois de verre que venait toute l'irradiation, qu'on sentait présente en chaque point de son épaisseur.

      Les yeux appliqués contre l'une quelconque des facettes, on embrassait d'un seul regard circulaire tout l'intérieur du récipient.

      Au milieu, une jeune femme gracieuse et fine, revêtue d'un maillot couleur chair, se tenait debout sur le fond et, complètement immergée, prenait maintes poses pleines de charme esthétique en balançant doucement la tête.

      Un gai sourire aux lèvres, elle semblait respirer librement dans l'élément liquide l'enveloppant de toutes parts.

      Entièrement éployée, sa chevelure, blonde et superbe, tendait à s'élever au-dessus d'elle, sans toutefois atteindre la surface. Au moindre mouvement, chaque cheveu, entouré d'une sorte de mince fourreau aqueux, vibrait sous le frottement des nappes fluides, et la corde ainsi formée engendrait, selon sa longueur, un son plus ou moins haut. Ce phénomène expliquait la séduisante musique entendue aux approches du diamant. L'habile jeune femme la produisait à dessein, réglant savamment ses crescendo ou diminuendo par le degré variable de force et de rapidité choisi pour les oscillations de son cou. Les gammes, traits ou arpèges, dans leurs ascensions et dégringolades mélodieuses, pouvaient s'égrener sur un champ d'au moins trois octaves. Souvent l'exécutante, se bornant à mollement accomplir de légers dandinements du crâne, restait confinée dans un registre fort restreint. Puis, se déhanchant pour imprimer à son buste un large et continuel mouvement de roulis, elle employait toutes les ressources de son curieux instrument, qui donnait alors son maximum d'étendue et de sonorité.

      Cet accompagnement mystérieux convenait idéalement aux poses plastiques de la jeune femme, semblable à quelque troublante ondine. Le timbre avait une saveur singulière, due au milieu liquide où les sons se propageaient.

      Passant parfois devant elle, un surprenant animal explorait l'énorme cuve en nageant allégrement – sujet terrestre à coup sûr, comme en témoignait sa structure de quadrupède griffu. Rose et exempte de tout pelage, sa peau impressionnante déroutait l'observateur ; mais un formel renseignement spécifique était fourni par ses yeux, qui sans conteste appartenaient à un chat.

      A droite, un objet peu consistant, immergé à une profondeur de cinq décimètres, pendait au bout d'un fil. Ce ne pouvait être que le résidu interne d'une face humaine, sans nul vestige d'éléments osseux, charnels ou cutanés. Sous le cerveau, demeuré intact, les muscles et nerfs développaient de tous côtés leurs réseaux complexes. Grâce à une mince carcasse presque invisible soutenant délicatement ses moindres coins, l'ensemble conservait sa forme originelle, et rien qu'à la configuration de tel plexus on reconnaissait clairement la place des joues, de la bouche ou des yeux. Chaque fibre avait une enveloppe aqueuse rappelant, en plus épais, les fourreaux ténus mis aux cheveux de l'ondine. C'était par trois points périphériques de la carcasse, situés juste sous la cervelle, que le fil, se détriplant dans son extrême portion inférieure, supportait le tout.

      En poursuivant l'examen vers la droite on apercevait un minuscule fût de colonne, qui, parfaitement vertical, se maintenait immobile entre deux eaux.

      Sur le fond du vaste réservoir gisait un long cornet métallique très pointu, percé de plusieurs trous.

      Attirés à gauche par Canterel et postés devant d'autres facettes, nous pûmes contempler de près une série de petits individus tantôt seuls, tantôt accouplés ou groupés, qui, pareils à des ludions, montaient verticalement dans l'eau puis, sans gagner la surface, retombaient jusqu'au fond, où un bref repos les séparait d'une nouvelle ascension.

      Le maître, désignant en premier lieu deux personnages solidaires, nous donna cette explication :

      « L'athlète Vyrlas entrave l'élan d'un oiseau robuste, qui, par l'effet de certain dressage criminel, tente d'étrangler Alexandre le Grand. »

      L'objet en cause évoquait tout un drame. Héros inconscient d'une scène tragique, un homme était mollement endormi sur une somptueuse couche orientale. Fixé au mur près du chevet, un fil d'or s'enroulait en nœud coulant autour de son cou et tenait, par son extrémité libre, à la patte d'un gigantesque oiseau vert, qui, déployant ses ailes, semblait sur le point de resserrer la mortelle étreinte par une forte traction préparée dans le sens voulu. Debout et ferme, un sauveur à musculature d'athlète avançait les deux mains comme pour empoigner le volatile assassin, que le fil, par une évidente interversion de rôles, soutenait dans l'espace grâce à une secrète rigidité.

      L'ensemble montait rapidement. A courte distance de la surface, une grosse bulle d'air s'enfuit soudain par une ouverture pratiquée dans le sommet du mur auquel se rattachait le fil d'or ; son passage avait dû provoquer dans un mécanisme intérieur quelque déclenchement subtil, d'où résultèrent plusieurs mouvements ; porté en avant par un battement d'ailes pendant que le nœud comprimait brusquement le cou du dormeur, l'oiseau tomba au pouvoir de l'athlète, dont les mains se rapprochèrent pour le saisir. Effet et non cause, l'essor du volateur provenait d'une poussée du fil, qui, se resserrant de lui-même, avait légèrement allongé sa portion de soutènement.

      Après le départ de la bulle aérienne la descente commença, pendant que les mains de l'athlète s'écartaient et que le nœud, en se relâchant, ramenait l'oiseau à sa place primitive. Une fois posé sur le fond du récipient, l'objet demeura quelque temps stationnaire – puis effectua une nouvelle ascension qui, à la même hauteur, se termina par une récidive des mouvements déjà observés, coïncidant avec une forte expulsion d'air.

      « Pilate ressentant la brûlure du sceau terrible marqué en traits de flamme sur son front », dit Canterel en nous indiquant un autre ludion, qui se rapprochait verticalement de la surface.

      Debout, les mains levées vers son visage crispé par la souffrance, Pilate fermait à demi les yeux avec une expression d'angoisse et de terreur. Au point culminant de la montée, un globule d'air s'évada par quelque ouverture occipitale, tandis qu'un signe lumineux, dû sans doute à une lampe électrique placée dans la tête, apparaissait, éblouissant, sur le front du personnage. C'était, rien qu'en lignes de feu, un dessin représentant le Christ à l'agonie ; Canterel nous montra qu'au pied de la croix divine la Vierge d'un côté, Marie-Madeleine de l'autre étaient pieusement agenouillées et que chacune des deux robes, avec sa partie basse, marquait un linéament incandescent sur une paupière de Pilate.

      Pendant la chute lente du bibelot le signe s'éteignit, prêt à se rallumer au faîte de la prochaine escalade.

      Canterel, l'index braqué vers une nouvelle figurine, articula cette brève annonce :

      « Gilbert agite sur les ruines de Balbek le fameux sistre impair du grand poète Missir. »

      « Gilbert agite sur les ruines de Balbek le fameux sistre impair du grand poète Missir. »

      Une joie folle empreinte sur la face, Gilbert foulait un amas de pierres semblant provenir de décombres fort anciens. Dressant fièrement sa main droite armée d'un sistre à cinq tiges, il ouvrait la bouche comme pour déclamer quelque strophe.

      Cette fois, à l'apogée du trajet ascendant, le départ d'une bulle d'air moyenne fusant hors de l'épaule droite détermina un geste du bras levé, qui agita gaiement le sistre comme pour le faire vibrer.

      « A l'aide d'un couteau dissimulé dans son lit, le nain Pizzighini se fait sournoisement une série d'entailles sur le corps, pour que sa sueur de sang annuelle, guettée par trois observateurs, paraisse plus abondante. »

      Ce commentaire de Canterel s'appliquait à un groupe actuellement immobile sur le fond de la vaste cuve. Très en vue, un être à figure d'avorton était couché, les draps jusqu'au menton, dans une sorte de berceau adapté à sa taille enfantine ; une expression de fourberie animait ses veux, fixés vers trois surveillants attentifs qui épiaient sur sa personne l'apparition de quelque phénomène. Bientôt le tout, s'enlevant légèrement, partit pour de grandes altitudes, et, au moment voulu, un brutal exeat que le plus haut coin de l'oreiller délivra par une secrète ouverture à un fort ballon d'air eut, par suite du déclenchement produit, un saisissant résultat. Une sueur sanglante fort minime perla sur l'affreux minois de l'avorton, tandis que, par contraste, les draps se teignaient d'immenses taches rouges semblant dues à une terrible hémorragie. Intense ou faible, cette coloration vermeille provenait partout d'une poudre légère sortie subitement par une masse de trous microscopiques. Pendant que les quatre quidams regagnaient leur profond point de départ, la poussière incarnate, en se dissolvant de façon parfaite, débarrassa l'eau de tous vestiges tinctoriaux.

      « Atlas envoie dans la sphère céleste, dont il vient de décharger momentanément ses épaules, un coup de pied rageur qui atteint la constellation du Capricorne. »

      Détaillé par ces paroles de Canterel, un nouveau ludion, en plein essor ascensionnel, subit notre examen. Pliant le genou et montrant la plante de son pied droit prêt à frapper, Atlas, aperçu de dos, tournait la tête pour décocher un furieux regard à un globe scintillant qui, tombé derrière lui, comprenait seulement une multitude de petites étoiles faites chacune d'un brillant et reliées par un imperceptible réseau de rigides fils d'argent les disposant suivant les véritables configurations cosmographiques. Parvenu en de hauts parages, où, d'un seul coup, s'effectua hors du sommet de son crâne la sortie de plusieurs centimètres cubes d'air, Atlas, lançant brusquement son talon dans le Capricorne, corrigea par un déplacement d'astres une légère et unique faute d'uranographie. A la descente la jambe percutrice reprit sa position initiale et la faute reparut.

      Canterel, s'occupant d'un trio qui suivait de près Atlas dans sa chute, reprit succinctement :

      « Voltaire doute un instant de ses doctrines athéistes à la vue d'une jeune fille extasiée par la prière. »

      Crispant sa main sur le bras d'un compagnon de promenade, Voltaire, vu de profil perdu, contemplait avec angoisse une adolescente qui, agenouillée à quelques pas de lui, priait ardemment, la face tournée vers le ciel. Après un stage de repos sur l'appui solide trouvé au terme de sa plongée, la légère bagatelle s'envola doucement. Tout en haut, l'étrange assomption fut enrayée par le mot latin Dubito, qui s'échappa des lèvres de Voltaire sous forme de nombreux globules d'air dont le groupement créait six lettres parfaitement calligraphiées.

      « Âgé de cinq mois, Richard Wagner, dormant dans les bras de sa mère, inspire à un charlatan une prédiction caractéristique », déclara le maître, passant à la dernière œuvre d'art sous marine.

      Là, une femme, dont le bras gauche supportait un enfant étendu, pointait l'index de sa main libre vers un vieillard aux allures de bateleur, qui lui présentait, au-dessus d'une petite table où reposait une écritoire dont l'encrier était ouvert, certaine coupe à fond plat contenant en couche uniforme une poudre grise pareille à l'ordinaire limaille de fer. Cette fois, proche l'affleurement de l'onde, la défection d'une masse d'air indivise, dégorgée par l'encrier de l'écritoire, fit osciller le poignet de la femme, dont l'index appliqua trois coups secs sur le bord de la coupe. Dès lors la limaille se creusa de sillons qui, rendus plus nets par chaque secousse, finirent par composer, en lettres bizarres mais suffisamment lisibles, ces deux mots : « Sera pillé », s'appliquant à souhait au futur auteur de Parsifal. Pendant le retour du groupe vers de plus grandes profondeurs, on vit s'aplanir la limaille, qui, factice et compacté, n'avait produit l'effet voulu que par trompe-l'œil, grâce à des fentes sinueuses préparées d'avance avec une triple phase d'épanouissement mécanique.

      Les sept délicates pièces nautiques, effectuant leurs continuelles allées et venues verticales sans aucun ensemble, occupaient à chaque moment donné des hauteurs très diverses.

      La revue des ludions terminée, Canterel nous fit reculer un peu, en désignant le haut du récipient. Les bords, qui étaient rentrants et horizontaux pour prêter au tout l'apparence complète d'une gemme démesurée, encadraient une ouverture centrale de forme circulaire, près de laquelle se dressaient côte à cote une bouteille de vin blanc dont l'étiquette portait le mot « Sauternes » et un grand bocal où évoluaient sept chevaux marins. Le poitrail de chaque hippocampe était finement traversé en sa partie la plus saillante par le milieu précis d'un long fil, dont les deux bouts pendants se réunissaient au sein d'un minuscule étui métallique. Chacun des sept fragiles sétons ainsi créés avait son coloris propre évoquant une des nuances de l'arc-en-ciel.

      Une pêchette gisait auprès du bocal.

      Le maître venait d'ouvrir avec précaution, après l'avoir sorti de sa poche, un drageoir contenant plusieurs grosses pilules rouge vif. Il en prit une et, faisant quelques pas, la lança fort adroite ment dans l'orifice du grand diamant. Postés de nouveau contre les facettes, nous vîmes la légère muscade écarlate choir dans l'eau puis descendre lentement, pour être soudain avalée au passage par l'animal à peau rose et nue, que Canterel nous présenta, sous le nom de Không-dêk-lèn, comme un chat véritable entière ment épilé. L'aqua-micans – le maître appelait ainsi l'eau scintillante offerte à nos yeux – possédait, par suite d'une oxygénation spéciale, diverses propriétés exceptionnelles et permettait notamment aux êtres purement terrestres de respirer sans contrainte au sein de ses ondes. C'est pourquoi la femme à chevelure musicale, qui – nous l'apprîmes de la bouche de Canterel – n'était autre que la danseuse Faustine, pouvait supporter impunément, ainsi que le chat, une immersion prolongée.

      Dirigeant d'un geste nos regards vers la droite, le maître désigna le chef humain composé uniquement de matière cérébrale, de muscles et de nerfs – et nous le donna pour tout ce qui restait de la tête de Danton, devenue sa propriété par suite de lointaines circonstances. Déposés par l'aqua-micans, les fourreaux revêtant les fibres sur toute leur longueur électrisaient puissamment l'ensemble ; c'étaient d'ailleurs les gaines analogues présentées par la chevelure de Faustine qui provoquaient les vibrations mélodieuses servant en ce moment même d'accompagnement aux paroles de Canterel.

      Celui-ci se tut et fit un signe à Không-dêk-lèn. Se laissant tomber au fond, le chat introduisit solidement jusqu'aux oreilles sa face dans le cornet de métal, qui appuyait sa pointe contre la paroi du récipient. Paré de la brillante annexe, dont les trous livraient de tous côtés passage à ses regards, il nagea vers la tête de Danton.

      Canterel nous dit que, par l'effet d'une composition chimique particulière, la boulette rouge absorbée tout à l'heure sous nos yeux avait momentanément changé le corps entier du chat en une pile vivante extrêmement forte, dont le pouvoir électrique, concentré dans le cornet, était prêt à se manifester au moindre contact de la pointe avec une substance conductrice. Grâce à un dressage subtil, Không-dêk-lèn savait toucher délicatement le cerveau de Danton avec la partie effilée de son étrange masque ; dès lors muscles et nerfs, déjà électrisés par leurs revêtements aqueux, subissaient une vigoureuse décharge qui les faisait agir comme sous l'influence mnémonique d'anciennes routines.

      Arrivé au but, le chat mit légèrement le bout du cône métallique sur l'encéphale exposé devant lui, et les fibres exécutèrent soudain une impressionnante gymnastique. On eût dit que la vie animait de nouveau ce résidu de faciès tout à l'heure immobile. Certains muscles semblaient faire tourner en tous sens les yeux absents, tandis que d'autres s'ébranlaient périodiquement comme pour lever, abaisser, crisper ou détendre la région sourcilière et frontale ; mais ceux des lèvres surtout remuaient avec une agilité folle tenant sans nul doute aux prodigieuses facultés oratoires possédées jadis par Danton. Vu de profil, Không-dêk-lèn, par quelques mouvements de natation, se maintenait fixement à côté de la tête sans nous en rien cacher, interrompant parfois malgré lui le contact du cornet et de la dure-mère pour le rétablir presque aussitôt. Pendant la trêve l'agitation faciale cessait, pour reprendre dès que le courant circulait à nouveau. Et l'animal gardait tant de précautionneuse douceur dans ses attouchements que c'est à peine si la tête, en ses moments de liberté, tendait à se balancer quelque peu au bout de son fil, muni tout en haut d'une simple ventouse de caoutchouc adhérant au plafond transparent de l'immense gemme.

      Canterel, qui précédemment, au cours d'expériences analogues, avait habitué ses regards à interpréter le manège des muscles buccaux, nous révélait, au fur et à mesure de leur apparition, les phrases passant sur les vestiges de lèvres du grand orateur. C'étaient d'incohérents fragments de discours empreints de vibrant patriotisme. Pêle-mêle, d'entraînantes périodes prononcées naguère en public surgissaient des cases du souvenir pour se reproduire automatiquement au bas du débris de masque. Provenant égale ment de multiples réminiscences qu'envoyaient du fond des temps révolus certaines heures marquantes de pleine activité parlementaire, l'intense trémoussement du restant de la musculature physionomique montrait combien le hideux mufle de Danton devait se rendre expressif à la tribune.

      Sur un mot de commandement crié par Canterel, le chat s'éloigna de la tête, soudain inerte, puis eut recours à son bipède antérieur pour se libérer du cornet, qui bientôt s'affala paresseusement sur le fond.

      Tout en nous prescrivant l'immobilité, Canterel contourna le monstrueux diamant et, gravissant une fine échelle double qui, faite en métal luxueusement nickelé, se dressait du côté opposé au nôtre, finit par dominer l'ouverture circulaire.

      A l'aide de la pêchette, il souleva un par un les chevaux marins hors du bocal pour les plonger dans l'aqua-micans, où se produisit un spectacle imprévu. A droite et à gauche de chaque poitrail, les bords des deux ouvertures artificielles, s'écartant parfois sous l'action d'une poussée interne, livraient passage à une bulle d'air puis se recollaient d'eux-mêmes sur le séton. Lente ment périodique au début, le phénomène acquit ayant longtemps une extrême fréquence. Les hippocampes – le maître nous l'affirma – n'auraient pu vivre dans le grand diamant sans leur double exutoire, par où s'échappait le trop-plein d'oxygène que l'onde éblouissante, bien adaptée à la respiration des êtres terrestres, livrait forcément aux animaux aquatiques. Une plate couche de cire, de la même couleur qu'eux, recouvrait le côté gauche de chacun des sept lophobranches.

      Canterel, débouchant la bouteille de sauternes, se mit à verser un mince filet de son contenu dans l'étrange réservoir. Or le vin, sans nulle velléité de mélange, se solidifiait au contact de l'aqua-micans et, soudain revêtu d'un éclat magique emprunté à l'ambiance, tombait superbement sous forme de blocs jaunes pareils à des morceaux de soleil. Les chevaux marins, qui, à la vue de ce phénomène, s'étaient spontanément groupés en un cercle étroit placé à souhait, recevaient au milieu d'eux les flamboyantes avalanches, qu'ils malaxaient avec le côté aplani de leurs corps pour en faire un seul conglomérat. Le maître, continuant à pencher le goulot, envoyait sans cesse de nouveaux matériaux à la horde attentive, qui les arrêtait dans leur chute sans en laisser rien perdre.

      Enfin, jugeant la dose suffisante, le strict échanson rangea près du bocal la bouteille vivement rebouchée.

      Les hippocampes détenaient alors, formée par leur pétrissage continuel, une étincelante boule jaune dont le rayon mesurait à peine trois centimètres. Assiégeants pleins d'adresse, ils la faisaient tourner sur place en tous sens et, par un modelage soigneux uniquement effectué aussi avec leur côté revêtu de cire, s'efforçaient de lui donner une rotondité sans défauts.

      Avant peu ils furent possesseurs d'une sphère absolument par faite et homogène, dont aucune marque de soudure ne déparait la surface ou l'intérieur. L'abandonnant brusquement d'un commun accord, ils se placèrent côte à côte sur un seul rang, dans l'ordre que réclamaient leurs sétons pour constituer un arc-en-ciel exact.

      Derrière eux la sphère descendait librement. Arrivée au niveau marqué par l'extrémité double de chaque séton, elle attira comme un aimant le métal des sept courts étuis marieurs. L'attelage s'étant mis en marche les traits se tendirent horizontalement, grâce au poids résistant du globe magnétique, entraîné dans le brusque élan général.

      Un cri de surprise nous jaillit des lèvres : l'ensemble évoquait le char d'Apollon. Vu son ardente participation à l'éclat de l'aqua-micans, la boule, jaune et diaphane, s'environnait en effet d'aveuglants rayons la transformant en astre du jour.

      A la surface de l'eau venaient continuellement éclore de nombreuses bulles d'air expulsées par le poitrail des coursiers, qui, bientôt, contournèrent le petit fût de colonne à immersion fixe. La tension des sétons laissait le fond seul des étuis de métal en contact avec la sphère solaire, dont la masse décrivit passivement une impeccable courbe. Filant à gauche, l'équipage, après avoir masqué successivement Danton et Faustine, doubla le royaume des ludions puis marcha vers la droite pour passer devant nous.

      Canterel annonça une course, en nous priant de choisir nos candidats, puis déclara qu'aux hippocampes – handicapés par leurs places, plus ou moins proches d'une corde imaginaire – il donnait en guise de noms, visant ainsi au plus simple, leurs chiffres latins ordinaux, en partant du séton violet, possédé par Primus, le plus privilégié. Chacun de nous désigna tout haut son élu, en se bornant à parier pour l'honneur.

      Au moment où le rang vagabond, parfaitement aligné, gagnait le fût de colonne, Canterel, fixant d'avance à trois complets tours de piste la longueur de la course, fit du bras un grand signal impérieux fort bien compris des intelligentes bêtes, qui, mues délicatement par leurs trois nageoires pectorales et dorsale, s'empressèrent à l'envi d'accélérer leur marche.

      Après un élégant virage, les concurrents s'élancèrent fougueusement vers la gauche ; Tertius menait le train, suivi de près par Sextus, Primus et Quintus ; malgré le trouble apporté dans la rectitude initiale de l'escouade, les sétons, doués d'une certaine élasticité, demeuraient tous absolument rigides, sans que la sphère, exempte d'avances et de retards, eût à subir le plus léger cahot.

      Faustine balançait toujours mélodieusement sa chevelure, qui servait d'orchestre accompagnateur à la mythologique chevauchée.

      L'attelage évolua autour de Pilate, dont le front venait de s'illuminer, puis détala devant nos yeux, Quartus en tête.

      Lorsque après une souple manœuvre autour du fût de colonne l'équipage occulta Danton impassible, Septimus, peinant impétueusement, dépassa Quartus.

      Le poste des ludions fut serré de trop près, et la boule solaire frôla quelque peu la sphère céleste au moment où le pied d'Atlas y décochait son coup périodique.

      Septimus fut salué par maints vivats de ses parieurs puis garda sans cesse l'avantage autour de la colonnette.

      Les sept poitrails créaient maintenant une masse de perles gazeuses, qui prouvaient par leur nombre combien l'excitation de la course activait les échanges respiratoires ; quelques-unes se mélangèrent, au tournant des ludions, avec un nouveau « Dubito » aérien échappé aux lèvres de Voltaire.

      Canterel quitta le sommet de l'échelle et, revenant parmi nous, prit position, à droite, devant une facette spéciale, au milieu de laquelle un cercle fort exigu était marqué en noir. Reculant de trois pas, il bornoya pour apercevoir nettement dans la minime circonférence foncée le fût de colonne, maintenant converti en poteau d'arrivée.

      Sur la ligne droite, les chevaux, semblant conscients du terme prochain de la lutte, fournirent un suprême effort, et Secundus prit soudain un avantage définitif, aux applaudissements de ceux qui avaient parié juste. Canterel le proclama vainqueur puis décréta la fin de l'épreuve par un cri net à l'adresse du peloton docile, dont l'allure se changea en flânerie de parade.

      Resté à l'écart pendant la fougueuse randonnée, Không-dêk-lèn, voyant le calme rétabli, se mit à poursuivre comme une balle fugace la resplendissante sphère solaire, qu'en joueur espiègle et doux il gratifiait incessamment de gracieux coups de pattes.

      Pendant que nos yeux captivés allaient de Faustine aux ludions, du chat folâtre aux hippocampes, le maître nous parlait du diamant et de son contenu.


*

*       *


      Canterel avait trouvé le moyen de composer une eau dans laquelle, grâce à une oxygénation spéciale et très puissante qu'il renouvelait de temps à autre, n'importe quel être terrestre, homme ou animal, pouvait vivre complètement immergé sans interrompre ses fonctions respiratoires.

      Le maître voulut construire un immense récipient de verre, pour rendre bien visibles certaines expériences qu'il projetait touchant plusieurs partis à tirer de l'étrange liquide.

      La plus frappante particularité de l'onde en question résidait de prime abord dans son éclat prodigieux ; la moindre goutte brillait de façon aveuglante et, même dans la pénombre, étincelait d'un feu qui lui semblait propre. Soucieux de mettre en valeur ce don attrayant, Canterel adopta une forme caractéristique à multiples facettes pour l'édification de son récipient, qui, une fois terminé puis rempli de l'eau fulgurante, ressembla servilement à un diamant gigantesque. C'était sur l'endroit le plus ensoleillé de son domaine que le maître avait placé l'éblouissante cuve, dont la base étroite reposait presque à ras de terre dans un rocher factice ; dès que l'astre luisait, l'ensemble se parait d'une irradiation presque insoutenable. Certain couvercle métallique pouvait au besoin, en bouchant un orifice rond ménagé dans la partie plafonnante du joyau colossal, empêcher la pluie de se mélanger avec l'eau précieuse, qui reçut de Canterel le nom d'aqua-micans.

      Pour jouer l'indispensable rôle d'ondine, le maître, tenant à choisir une femme séduisante et gracieuse, manda par une lettre prodigue d'instructions précises la svelte Faustine, danseuse réputée pour l'harmonie et la beauté de ses attitudes.

      Arborant un maillot couleur chair et laissant tomber naturellement, comme l'exigeait son personnage, tous ses immenses et magnifiques cheveux blonds, Faustine monta sur une luxueuse et délicate échelle double en métal nickelé, installée près du grand diamant, puis pénétra dans l'onde photogène. Malgré les encouragements de Canterel, qui en s'immergeant lui-même avait souvent expérimenté la facile respiration sous marine que procurait l'oxygénation particulière de son eau, Faustine n'enfonça qu'avec précaution, s'agrippant des deux mains au bord surplombant de la cuve et ressortant plusieurs fois la tête avant de plonger définitivement. Enfin, divers essais, toujours plus prolongés, l'ayant pleinement rassurée, elle se laissa choir et prit pied sur le fond du récipient.

      Ses cheveux touffus ondulaient doucement avec une tendance à monter, pendant qu'elle esquissait maintes posés plastiques, embellies et facilitées par l'extrême légèreté que lui donnait la pression liquide.

      Peu à peu une riante griserie s'empara d'elle due à une trop grande absorption d'oxygène. Puis, à la longue, une résonance vague s'exhala de sa chevelure, enflant ou diminuant selon que sa tête remuait plus ou moins. L'étrange musique prit bientôt plus de corps et d'intensité ; chaque cheveu vibrait comme une corde instrumentale, et, au moindre mouvement de Faustine, l'en semble, pareil à quelque harpe éolienne, engendrait, avec une infinie variété, de longues enfilades de sons. Les soyeux fils blonds, suivant leur longueur, émettaient des notes différentes, et le registre s'étendait sur plus de trois octaves.

      Au bout d'une demi-heure, le maître, perché sur l'échelle doublé, aida Faustine, en l'agrippant d'une main par la nuque, à se hisser près de lui sur le haut du récipient afin de redescendre jusqu'au sol. Canterel, qui avait assisté à toute la séance, examina la splendide crinière musicale et découvrit autour de chaque cheveu une sorte de fourreau aqueux excessivement mince, provenant d'un dépôt subtil occasionné par certains sels chimiques en dissolution dans l'aqua-micans. Violemment électrisée par la présence de ces imperceptibles enveloppes, la tignasse entière s'était mise à vibrer sous le frottement de l'eau brillante, qui – le maître l'avait constaté antérieurement – joignait une grande puissance acoustique à ses incomparables propriétés lumineuses.

      Dès lors Canterel se demanda quel effet produirait un pareil phénomène sur une toison de chat, déjà si facilement électrisable par elle-même.

      Il possédait un matou blanc du Siam nommé Không-dêk-lèn (2), remarquable par son intelligence ; l'ayant fait quérir sur l'heure, il l'immergea dans le récipient.

      Không-dêk-lèn s'enfonça doucement en continuant à respirer de façon normale et, d'abord effrayé, s'habitua vite à la nouvelle ambiance. Il toucha le fond et se mit à errer curieusement.

      Bientôt, se sentant plus léger que de coutume, il exécuta de grands sauts qui le divertirent fort ; peu à peu il parvint, après s'être élevé brusquement, à ralentir sa chute par d'adroits mouvements de pattes, s'essayant ainsi dans l'art de la natation, qui parut appelé à lui devenir promptement familier.

      L'électrisation de la toison s'accomplit selon l'attente, et les poils, un peu hérissé, commencèrent à vibrer ; mais, courts et presque uniformes de longueur, ils ne donnèrent qu'un bourdonnement faible et confus. Par contre – phénomène nouveau que la chevelure de Faustine n'avait pas connu – le tégument se couvrit d'une phosphorescence crue et blanchâtre, assez intense pour poindre en plein jour et trancher violemment sur l'éclat déjà si vif de l'eau elle-même. D'éblouissantes flammes blafardes semblaient environner Không-dêk-lèn, sans le gêner ni troubler ses évolutions natatoires, désormais faciles et continuelles.

      Constatant chez le chat l'inévitable éréthisme provoqué par l'intense oxygénation de l'eau, Canterel voulut arrêter l'expérience et, gagnant le haut de l'échelle, appela Không-dêk-lèn, qui nagea jusqu'à la surface. Il agrippa le félin en lui pinçant la peau derrière le cou et descendit pour le déposer sur le sol. Mais, pendant le court trajet, d'incessantes décharges électriques l'avaient ébranlé, dues au contact de sa main avec la fourrure blanche, dont chaque poil était ceint d'un mince fourreau aqueux transparent.

      Encore endolori, Canterel conçut une idée soudaine, qui, directement issue de la violence même des commotions éprouvées, reposait sur un curieux fait familial.

      Philibert Canterel, le propre trisaïeul du maître, avait grandi fraternellement auprès de Danton, né en même temps que lui dans la petite ville d'Arcis-sur-Aube. Plus tard, au cours de sa brillante carrière politique, Danton n'oublia jamais son ami d'enfance, qui, devenu financier, menait à Paris une vie active mais obscure, en évitant soigneusement la publicité dont il se sentait menacé en tant qu'alter ego du célèbre tribun.

      Quand Danton fut condamné à mort, Philibert put pénétrer jusqu'à lui et reçut ses dernières volontés.

      Ayant eu vent de certains propos tenus par ses ennemis, qui semblaient décidés à jeter ses restes à la fosse commune sans aucune indication apte à les faire jamais reconnaître, Danton supplia son camarade fidèle de tenter l'impossible pour s'approprier au moins sa tête en recueillant diverses complicités.

      Aussitôt Philibert alla trouver Sanson pour lui exposer le vœu suprême du prisonnier.

      Admirateur fanatique de l'illustre orateur, Sanson résolut de commettre, pour un pareil cas, une infraction à sa consigne et donna les instructions suivantes à Philibert, en le chargeant de les communiquer au condamné. Juste à l'instant fatal, Danton, par une sorte de bravade emphatiquement éloquente qui n'étonnerait personne de la part d'un tel improvisateur, prierait Sanson de montrer sa tête au peuple, en prenant pour prétexte ironique la laideur proverbiale de son faciès. Après la chute du couperet, Sanson, obéissant aux injonctions du supplicié, prendrait dans le panier la tête sanglante et l'exposerait pendant une fraction de minute à l'avide regard de la foule. Au moment de la lâcher, d'un adroit coup de main il l'enverrait dans un second panier qui, toujours placé non loin du premier, contenait les linges destinés à essuyer le couteau ainsi que divers outils pour affûter la lame ou faire à l'appareil telle réparation urgente. Exprès les deux paniers seraient, ce jour-là, plus contigus encore que de coutume, et le subterfuge ne pourrait manquer de s'accomplir à l'insu de tous.

      Heureux du résultat de sa mission, Philibert parvint de nouveau jusqu'à Danton et lui notifia les recommandations du bourreau.

      Le tribun émit alors un souhait touchant : il voulait que, si le complot réussissait, sa tête fût embaumée – puis transmise de père en fils dans la famille de son ami en souvenir de l'héroïque dévouement qui n'allait pas sans être entouré de risques mortels. Philibert promit à Danton d'exaucer ponctuellement ses désirs et lui fit en pleurant de longs adieux, car l'exécution était imminente.

      Le lendemain, avant de s'incliner sous le couperet, Danton, se conformant aux ordres reçus, dit à Sanson la célèbre phrase : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine. » Quelques instants plus tard la lame accomplissait son œuvre, et Sanson extrayait la tête du panier pour la présenter à la foule frissonnante. Ensuite, en la lâchant de haut, il n'eut qu'à lui donner légèrement un certain élan oblique pour la faire tomber dans le panier aux outils, strictement adjacent à l'autre. Seul Philibert, placé au premier rang des curieux, s'était rendu compte de la fraude, en spectateur averti et attentif.

      Le soir même Philibert alla chez Sanson, qui lui remit sous forme de paquet nullement suspect le chef précieux, facile à emporter sans éveiller aucun soupçon.

      Rentré chez lui, le financier chercha le moyen d'embaumer la tête sans courir le risque de voir son secret divulgué.

      Certain que, s'il confiait la besogne à des gens du métier, les traits populaires de Danton seraient immédiatement reconnus, Philibert résolut de tout faire lui-même et acheta dans ce but plu sieurs traités d'embaumement dont il se pénétra de son mieux.

      Une fois au courant de la méthode la plus communément usitée, il fit subir à la tête les multiples bains chimiques et préparations de toute nature qui devaient en assurer la conservation.

      Depuis lors, suivant le vœu du grand patriote, l'étrange reste, veillé tour à tour par cinq générations, s'était maintenu dans la famille Canterel.

      Mais Philibert, trop novice dans la spécialité d'embaumeur, avait sans doute accompli sa tâche de façon imparfaite, car la putréfaction s'était peu à peu attaquée aux tissus, respectant toutefois le cerveau et les fibres faciales, qui, après plus de cent ans, se trouvaient encore intacts, sans qu'on pût découvrir nulle part le moindre vestige de chair ou de peau.

      Voyant la complexion irréprochable de cette matière cérébrale et de ces fibres, Canterel, entraîné par son esprit chercheur, s'était longuement employé, en essayant maints procédés électriques, à obtenir de l'ensemble quelque mouvement réflexe ; la réussite eût présenté un merveilleux intérêt, tant par l'époque lointaine de la mort que par l'importance du rôle historique départi au sujet.

      Mais toutes ses tentatives étaient restées infructueuses.

      Or, en subissant au simple toucher du félin humide une série de fortes secousses, le maître s'était demandé si une immersion durable de la tête fameuse dans l'eau diamantaire n'amènerait pas une électrisation assez puissante pour rendre accessible, sous l'influence passagère d'un courant quelconque, la production du réflexe désiré.

      Il détacha soigneusement du chef légendaire cerveau, muscles et nerfs, en laissant de côte comme encombrement inutile toute la partie osseuse, puis tailla dans une matière légère et mauvaise conductrice une mince carcasse ingénieuse qui soutint l'ensemble flasque en lui conservant sa forme primitive.

      Le tout fut plongé dans l'eau splendide au bout d'un fin câble à suspension pneumatique, dont l'extrémité basse, en se ramifiant, attrapait, au-dessous du cerveau, trois points extérieurs de la carcasse.

      Après un jour entier volontairement consacré à l'attente, les moindres filaments étaient recouverts de fourreaux aqueux, pareils, en plus épais, à ceux déjà récoltés par la chevelure de Faustine et par les poils de Không-dêk-lèn.

      Canterel sortit le bizarre objet et, l'emportant dans un de ses laboratoires, électrisa fortement le cerveau ; à sa vive joie il obtint quelques imperceptibles sursauts dans les nerfs qui mouvaient jadis la lèvre inférieure.

      Sûr de s'être engagé dans une bonne voie, il fit, mais en vain, des efforts suivis pour acquérir de plus grands résultats. Le réflexe, changeant de place, ne consistait qu'en un frisson à peine appréciable agitant furtivement l'une ou l'autre région de la face.

      Ne pouvant se contenter d'une aussi faible victoire, Canterel voulut envoyer un courant dans la tête pendant son immersion même au sein de l'onde aveuglante, songeant, avec raison, que les effluves électriques emmagasinés à une haute tension dans le surprenant liquide s'emploieraient sûrement, en les enveloppant de toutes parts, à augmenter la puissance magnétique des fibres et du cerveau.

      Il noya de nouveau le chef dans le grand diamant puis, installé au bout de l'échelle, posa sur le bord rentrant une pile en activité, dont les fils plongèrent profondément pour se mettre en contact avec les lobes cérébraux.

      Les conséquences furent de beaucoup supérieures aux précédentes ; les nerfs labiaux semblèrent ébaucher certains mots, pendant que les muscles des yeux et des sourcils remuaient timidement.

      Le maître, enthousiasmé, recommença maintes fois de suite l'expérience ; c'était toujours dans la région buccale que la mise en branle s'effectuait le plus vivement ; selon toute évidence, le cerveau, par une sorte de routine, agissait de préférence sur les lèvres grâce à l'étonnante faconde qui pendant la vie entière avait constitué la particularité dominante du glorieux orateur.

      Voyant la réserve d'énergie latente que gardait malgré le temps l'étrange agglomérat de cellules, Canterel, acharné, tâcha d'en extraire, avec leur maximum d'intensité, les plus nombreux effets possibles.

      Mais il eut beau mettre à l'épreuve divers genres de courants et accroître sans cesse la force des piles employées, le sous-faciès, toujours immergé, ne donna que les mêmes tressaillements oculaires et vagues esquisses de paroles constatés lors du premier essai fait au sein de l'aqua-micans.

      Le maître se mit à chercher ailleurs une puissance propre à tirer quelque parti plus complet de la précieuse relique humaine qu'il avait le bonheur de posséder.

      D'anciens travaux personnels sur le magnétisme animal lui revinrent dès lors à la pensée. Il se rappela une substance rouge de son invention, baptisée par lui érythrite, qui, absorbée sous le volume d'une tête d'épingle, électrisait en s'y répandant tous les tissus d'un sujet au point de le transformer en véritable pile vivante ; il suffisait d'introduire, après assimilation, le visage du patient dans la partie évasée d'un grand cornet métallique spécial, percé de quelques trous l'aérage, pour obtenir une concentration de toute l'électricité emmagasinée dans le corps ; aussitôt la pointe du cône pouvait, par un simple contact, créer tel courant ou actionner un moteur. La découverte ne s'étant prêtée à nulle application pratique, le maître l'avait promptement laissée de côté – non sans conserver toutefois la formule de l'érythrite, qu'il songeait à utiliser désormais pour ses nouvelles recherches.

      En effet le magnétisme animal semblait désigné pour l'accomplissement d'une expérience mi-biologique visant à une sorte de résurrection artificielle.

      Mais la médiocrité des réflexes physionomiques fournis jusque-là par les plus fortes piles prouvait que seule une dose énorme d'érythrite agirait efficacement. Or une consommation exagérée du médicament rouge entraînerait des dangers graves, et l'essai n'en pourrait être fait que sur un animal.

      Canterel, évoquant la façon aisée dont Không-dêk-lèn avait appris seul à se mouvoir dans l'onde respiratoire, voulut exploiter l'intelligence du chat et ses évidentes aptitudes pour une prompte initiation quelconque. Mais avant de rien tenter il fallait supprimer l'épaisse toison blanche, qui, par ses trop intenses facultés d'électrisation, eût fatalement produit de multiples contre-courants préjudiciables au but poursuivi. Un enduit très actif, dont l'animal entier fut recouvert, détermina une radicale et indolore chute de tous les poils.

      Le maître fabriqua ensuite, dans le métal voulu, un cornet s'adaptant juste au museau du chat. Forés çà et là, plusieurs trous, qui en même temps donneraient au félin la faculté de voir, favoriseraient le continuel va-et-vient de l'aqua-micans dans l'intérieur du cône, où circulerait ainsi un oxygène toujours neuf.

      Không-dêk-lèn, désormais rose et bizarre, fut de nouveau englouti dans le grand diamant, le museau ceint du cornet métallique ; sans lui donner encore aucun atome d'érythrite, Canterel le dressa patiemment à frôler le cerveau de Danton avec la pointe du cône. Comprenant vite ce qu'on exigeait de lui, le siamois, qui, à l'aide de quelques mouvements de pattes, se main tenait sans peine entre deux eaux, sut, avant peu, effectuer le contact avec une telle délicatesse que la tête fragilement pendue n'en subissait, pour ainsi dire, aucun élan oscillatoire. Le maître lui apprit aussi à se délivrer seul du cornet avec ses pattes de devant – puis à le ramasser au fond du récipient en y mettant son museau pendant que la pointe portait sur le revers d'une des facettes.

      Après l'obtention de ces divers résultats, Canterel composa une provision d'érythrite. Mais, au lieu de diviser la substance en fractions infinitésimales comme jadis, il en fit de fortes pilules. La dose ancienne se trouvant dès lors centuplée, de sérieux risques menaçaient Không-dêk-lèn. Par prudence, le maître, morcelant la première perle, soumit l'animal à un entraînement progressif, lui donnant d'abord de minimes parcelles puis augmentant chaque jour la ration.

      Quand pour la première fois le chat eut ingurgité une pilule entière, Canterel le plongea dans l'irradiant aquarium puis, accordant quelques minutes à l'érythrite pour agir, fit un certain signe de commandement. Aussitôt Không-dêk-lèn, parfaitement dressé, alla jusqu'au fond se masquer du cornet pour nager ensuite vers la cervelle de Danton, qu'il effleura doucement avec la pointe de l'appendice métallique. Le maître, joyeux, vit son espoir se réaliser pleinement. Sous l'influence du puissant magnétisme animal que dégageait le cône, les muscles faciaux tressaillirent, et les lèvres sans enveloppe charnue remuèrent distinctement, prononçant avec énergie une foule de mots dépourvus de résonance. Employant l'adminicule des sourds, Canterel par vint à comprendre différentes syllabes par l'articulation ; il découvrit alors de chaotiques bribes de discours se succédant sans lien ou se répétant parfois à satiété avec une singulière insistance.

      Ebloui par un tel succès, Canterel, à divers intervalles, recommença l'expérience, immergeant le chat d'avance et l'habituant à engouler dans l'eau même, après l'avoir happée au passage, une perle d'érythrite lancée au hasard.


*

*       *


      Rêvant quelque nouvelle utilisation de l'aqua-micans, le maître eut la pensée de fabriquer pour l'intérieur du grand diamant une collection de ludions capables de s'élever automatiquement vers la surface par l'effet d'une poche respective où s'accumulerait peu à peu une portion de l'oxygène si abondamment répandu dans l'ambiance – puis de redescendre jusqu'au fond grâce à la désertion subite du gaz amassé.

      Adapté à chaque figurine aquatique, un mécanisme subtil serait mu par la fuite brusque de l'oxygène, afin d'engendrer un mouvement ou un phénomène quelconques – ou encore une phrase typique et brève qui s'écrirait en fines bulles d'air disposées graphiquement.

      Cherchant dans sa mémoire, Canterel choisit différentes choses susceptibles de lui fournir des sujets curieux à exécuter :

      1° Une aventure d'Alexandre le Grand rapportée par Flavius Arrien.

      En 331, lors de son passage victorieux en Babylonie, Alexandre avait beaucoup admiré un immense et magnifique oiseau de plumage vert appartenant au satrape Séodyr, qui le gardait toujours auprès de lui dans sa chambre, la patte emprisonnée par un long fil doré fixé au mur. Le roi s'appropria le merveilleux volateur et lui conserva son nom d'Asnorius, qu'il connaissait fort bien. Guzil, jeune esclave encore adolescent, fut spécialement affecté au service de l'oiseau, qu'il dut nourrir et soigner avec sollicitude.

      Peu après, pendant le séjour de l'armée conquérante à Suse, l'animal fut installé dans l'appartement d'Alexandre, qui appréciait fort l'effet décoratif de son splendide plumage ; l'extrémité du fil d'or fut assujettie à la muraille non loin de la couche royale, et Asnorius, errant tout le jour à travers la pièce dans les limites que lui assignaient les dimensions de son entrave, dormait la nuit sur un perchoir à quelques pas de son maître.

      Cependant l'oiseau, apathique et froid, ne témoignait aucune affection au roi, qui ne le conservait que pour sa resplendissante beauté.

      Il y avait à ce moment, parmi les chefs perses qu'Alexandre avait admis dans son entourage, un certain Brucès, qui haïssait profondément son nouveau maître tout en lui donnant d'hypocrites marques d'attachement.

      Entraîné par son patriotisme, Brucès songeait à soudoyer un des serviteurs d'Alexandre dans le but d'arrêter, par un assassinat auquel il ne prendrait qu'une part indirecte, la marche triomphante de l'envahisseur.

      Il jeta son dévolu sur Guzil, qui, vu le poste qu'il occupait auprès d'Asnorius, pénétrait librement à toute heure dans la chambre royale, et promit au jeune esclave de l'enrichir pour jamais s'il faisait périr l'oppresseur de l'Asie.

      Ayant accepté le marché, Guzil chercha un moyen de gagner sa prime sans se compromettre.

      L'adolescent avait remarqué, depuis de nombreux jours qu'il s'en occupait sans cesse, qu'Asnorius, très docile, semblait remarquablement doué pour toute espèce de dressage. Il imagina un plan d'éducation qui devait amener l'oiseau à tuer Alexandre, dont le trépas n'incomberait ainsi à personne.

      Chaque fois qu'il fut seul dans la chambre souveraine, Guzil se coucha sur le lit du roi et habitua patiemment Asnorius à faire lui-même, en s'aidant de son bec, un vaste nœud coulant avec le fil d'or qui lui tenait la patte.

      Quand l'obéissante bête sut accomplir ce tour de force, l'esclave, toujours étendu, l'entraîna, durant de multiples séances, à lui ceindre largement la figure avec l'énorme boucle, en la faisant reposer d'une part sur son cou, de l'autre contre le sommet de sa tête ; puis, imitant les divers retournements d'un dormeur, il lui apprit à saisir toute occasion de glisser peu à peu jusque sous sa nuque le dangereux fil d'or, suffisamment grêle pour s'immiscer sans peine entre les cheveux et le coussin. Alexandre, notoirement, avait un sommeil agité, qui, le moment venu, faciliterait la tâche d'Asnorius.

      Arrivé à cette phase de l'éducation entreprise, Guzil, agrippant à deux mains son terrible collier pour éviter sa propre strangulation, accoutuma l'oiseau à s'enfuir brusquement dans la direction propice puis à tirer sur le fil en utilisant l'entière vigueur de ses ailes immenses. Étant donné la force exceptionnelle représentée par l'effrayante envergure d'Asnorius, le procédé, mis en pratique, amènerait infailliblement la mort immédiate d'Alexandre ; en outre, tout se passerait dans des conditions de silence que rendrait nécessaires la présence de l'athlète Vyrlas, défenseur invincible et dévoué qui, chaque nuit, veillait dans la pièce voisine pour garder le repos du roi.

      Guzil avait pleine confiance en la résistance du fil, tressé fort solidement pour empêcher toute évasion du volateur aux puissantes rémiges.

      Quand tout fut au point, le jeune esclave s'empressa de réaliser son projet.

      Exprès il s'était chaque fois mis à plat sur le lit depuis le commencement du dressage, afin que la seule vue d'un homme allongé devînt pour Asnorius un signal d'action. Jusqu'alors il n'avait pas eu lieu de craindre une exécution même partielle de la tâche confiée à l'oiseau, celui-ci dormant toujours profondément pendant la durée complète de la nuit. A la date voulue l'adolescent lui administra simplement une drogue pour le tenir éveillé, certain qu'en présence d'Alexandre endormi sur sa couche il finirait par manœuvrer suivant les plans secrètement conçus.

      Ainsi qu'on put s'en rendre compte plus tard, tout s'accomplit selon les prévisions de Guzil. Durant le premier assoupissement du roi, Asnorius fit adroitement son nœud coulant, parvint à le passer au cou du dormeur et prit à souhait son essor, halant puissamment le fil en battant des ailes. Mais, dans un sursaut d'agonie, Alexandre, inconsciemment, frappa d'un revers de main une proche coupe en métal, qui, pleine encore d'un breuvage qu'on lui préparait pour chaque nuit, rendit au choc une note vibrante.

      Aussitôt l'athlète Vyrlas se précipita dans la chambre, faible ment éclairée par une lampe nocturne, et vit la face violacée du roi, dont les membres s'arquaient au cours d'une suprême convulsion. Il fonça droit sur Asnorius, promptement maîtrisé, puis élargit de ses doigts robustes le nœud mortel qui étreignait Alexandre, auquel des soins immédiats furent efficacement prodigués.

      Une enquête amena l'arrestation de Guzil, qui seul avait pu enseigner à l'oiseau les finesses d'un pareil manège.

      L'esclave, pressé de questions, fit des aveux et nomma l'instigateur du meurtre. Mais Brucès, ayant appris l'échec de la tentative homicide, s'était hâté de fuir sans laisser aucune trace.

      Par ordre d'Alexandre on mit Guzil à mort ainsi que le dangereux Asnorius, qui dans l'avenir eût toujours été capable d'essais criminels sur la personne d'un dormeur quelconque.

      2° Une assertion de saint Jean suivant laquelle Pilate, après le crucifiement de Jésus, aurait, pendant toute sa vie, enduré un tourment terrible, sans pouvoir goûter les bienfaits de l'ombre apaisante et soporifère.

      Selon l'évangéliste, Pilate, quand tombait le soir, sentait sur son front une affreuse cuisson, qui, empirant à mesure que s'évanouissait la lumière, provenait d'un signe phosphorescent représentant le Christ en croix entre la Vierge et Madeleine agenouillées auprès de lui. L'éclat des contours croissait progressivement, et, à la nuit noire, l'étrange attribut, intense, et aveuglant, semblait tracé avec du soleil, pendant que le patient subis sait une véritable torture, pareille à quelque brûlure infernale sans cesse renouvelée.

      Le supplice moral s'adjoignait à la douleur physique, Pilate ayant exactement conscience de l'image flamboyante, analogue à l'obsession d'un remords. La marque de feu, occupant le milieu du front, s'étendait jusqu'aux paupières, où aboutissaient, avec symétrie, d'une part la robe de Madeleine, de l'autre celle de la Vierge.

      La seule ressource qui restât dès lors au malheureux était de s'exposer à une vive illumination ; aussitôt l'emblème phosphorescent disparaissait ainsi que la brûlure.

      Mais cette perpétuelle clarté constituait par elle-même un atroce martyre, et Pilate pouvait à peine trouver quelques instants d'un assoupissement fiévreux et incomplet. Quand, pendant ces repos fugitifs, il essayait inconsciemment de se soustraire à la fatigante irradiation en couvrant de sa main son front et ses yeux, l'effroyable motif ignescent revenait sur-le-champ à cause de l'ombre formée, amenant de nouveau sa cuisson aiguë.

      Dans la journée même, le maudit devait affronter sans cesse la grande lumière ; lorsqu'il se tournait par hasard vers le coin obscur d'une chambre, la frappe rutilante surgissait incontinent, lui infligeant, aux yeux de tous, un véritable sceau d'infamie.

      La situation finit par devenir intolérable. Ignorant presque le sommeil, Pilate, les yeux abîmés par l'ininterruption de l'étincellement subi, eût tout donné pour pouvoir se plonger un moment dans d'épaisses ténèbres. Mais, quand, cédant à son irrésistible désir, il faisait le noir autour de lui, le stigmate, brillant soudain de la plus somptueuse coruscation, le brûlait de telle manière qu'il se hâtait de rappeler à son aide l'intense éclairage détesté.

      Jusqu'à sa dernière heure, le réprouvé endura sans trêve le même mal inguérissable.

      3° Un épisode noté par le poète Gilbert dans ses Rêves d'Orient vécus.

      Vers 1778, Gilbert, en dilettante curieux et noblement avide de sensations artistiques, effectuait en Asie Mineure un important voyage, en vue duquel, pendant de longs mois, il s'était livré à de fortes études sur l'arabe.

      Après avoir visité divers sites et villes secondaires, il arriva sur les ruines de Balbek, but essentiel de ses pérégrinations.

      Le principal attrait que l'illustre cité morte exerçait sur son esprit résidait dans le souvenir du grand poète satirique Missir, dont les œuvres, parvenues en partie jusqu'à nous, avaient jadis coïncidé par leur apparition avec l'apogée de Balbek.

      Satirique lui-même, Gilbert admirait fanatiquement Missir, qu'il considérait à juste titre comme son aïeul spirituel.

      Dès le premier jour, le voyageur se fit conduire sur la place publique où, d'après la tradition, Missir venait à certaines dates fixes réciter devant la foule, religieusement attentive, ses vers nouvellement éclos, en scandant sa déclamation un peu chantante par les tintements continuels d'un sistre impair.

      Gilbert avait lu maintes pages contradictoires et pleines de passion véhémente, inspirées aux divers commentateurs de Missir par cette assertion populaire, qui, fort accréditée, prêtait au grand poète un sistre exceptionnel. Certains déclaraient le fait impossible, en s'appuyant sur ce que les vibrantes tiges métalliques transversales de tous les sistres antiques représentés sur les dessins et documents se trouvaient au nombre de quatre ou de six ; ceux-là invoquaient en outre le témoignage des fouilles, qui jamais n'avaient mis au jour un sistre impair. Selon d'autres, il fallait, en s'inclinant malgré tout devant des dires autorisés, admettre que Missir avait voulu se distinguer par l'emploi d'un instrument unique dans son genre.

      Envoyant ses guides l'attendre à distance, Gilbert était resté seul, pour méditer sur les lieux sanctifiés par l'ombre vénérée de son maître lointain. Dans les ruines qui l'entouraient il cherchait à retrouver l'ancienne cité populeuse et splendide, en songeant avec émotion qu'il foulait sans doute l'empreinte des pas de Missir.

      Le soir tombait, et Gilbert, oubliant l'heure, prolongeait sa rêverie, maintenant assis, immobile, au milieu des vieilles pierres éparses qui jadis faisaient partie des édifices.

      Ce fut seulement à la nuit close qu'il songea enfin à quitter l'endroit captivant. Comme il se levait une lumière peu éloignée brilla devant ses yeux, mince rais mouvant qui, prenant sa source dans quelque profonde cave, s'immisçait verticalement par un interstice.

      Gilbert s'en approcha et fit plusieurs pas sur le vieux dallage d'un palais détruit. C'était par l'écart de deux dalles un peu dis jointes que passait la clarté mobile.

      Le poète, plongeant ses regards dans la fente éclairée, vit une vaste salle où deux inconnus, dont l'un tenait une lampe allumée, erraient parmi de curieux amas d'objets, d'étoffes et de parures.

      Ecoutant les deux compagnons, hommes du pays l'un et l'autre, Gilbert démêla tout un complot dans leur conversation. Le plus jeune des interlocuteurs avait découvert, au sein d'appartements souterrains jusqu'alors insoupçonnés, toutes sortes d'antiquités, qui se trouvaient maintenant réunies grâce à lui dans la présente salle, rendue très sûre par son entrée spécialement difficultueuse. Le plus âgé, marin de son état, comptait venir chaque année prendre une partie de ces richesses, qu'il transporterait nuitamment en chariot jusqu'à la mer ; là, il les embarquerait sur son navire – puis irait au loin les vendre à prix d'or ; les deux compères partageraient le bénéfice, en tenant la besogne secrète pour éviter les justes revendications de leurs compatriotes, qui possédaient les mêmes droits qu'eux sur ce trésor commun.

      Tout en parcourant la galerie, les deux hommes choisissaient différentes pièces qu'ils voulaient enlever au milieu de la nuit pour les diriger vers la mer. Ce classement fait, ils s'éloignèrent et sortirent par une issue dont Gilbert ne put deviner l'emplacement ni la disposition ; ce fut en vain qu'attentivement il s'efforça de les voir surgir en quelque point des ruines.

      N'entendant plus rien, le poète, envahi par une folle curiosité, eut l'idée de toucher et d'admirer, seul avant tous, les merveilles inconnues accumulées si près de lui. La lune, apparue depuis peu, inondait de rayons les deux dalles séparées. Gilbert découvrit que l'une d'elles semblait dépouillée de tout vestige cimentaire ; ses mains, trouvant une certaine prise dans l'intervalle, parvinrent à soulever la lourde pierre et à la rejeter de côté.

      Les doigts cramponnés au bord de la nouvelle ouverture, dans laquelle son corps s'était facilement immiscé, Gilbert allongea les bras pour diminuer sa chute de toute leur longueur puis se laissa tomber légèrement.

      A flots, la clarté lunaire entrait par l'alvéole de la dalle, et, fureteur enthousiaste, le poète contemplait avec ravissement bijoux, tissus, instruments de musique et statuettes entassés dans le captivant musée.

      Soudain il s'arrêta, tremblant de surprise et d'émotion. Devant lui, en pleine lumière blafarde, se dressait, parmi divers bibelots, un sistre à cinq tiges ! Il le saisit hâtivement pour l'examiner de près et, discernant sur le manche le nom de Missir gravé en caractères authentiques, fut certain d'avoir dans la main le fameux sistre impair qui avait soulevé tant de discussions.

      Ebloui par sa trouvaille, Gilbert, en échafaudant plusieurs meubles, put se faire un chemin jusqu'à l'orifice créé par lui.

      Foulant de nouveau le sol de la place, il regagna l'endroit où sa rêverie s'était prolongée si tardivement et là, ivre de joie, déclama de mémoire, dans leur langue originale, les plus beaux vers de Missir, en agitant doucement le sistre manié jadis par le grand poète.

      Sous l'intense clair de lune, Gilbert, exalté, croyait sentir le souffle de Missir revivre en sa poitrine. Il occupait l'emplacement exact où son dieu, au temps passé, récitait mélodieusement à la foule ses strophes nouvelles, scandées par l'instrument même dont les tintements ébranlaient maintenant l'air nocturne !

      Après s'être longuement grisé de poésie et de souvenirs, Gilbert alla rejoindre ses guides, qui apprirent de sa bouche l'existence des trésors groupés dans la salle souterraine et les termes de la conversation captée. Un piège fut tendu aux deux complices, qu'on surprit la nuit même dans leur travail clandestin et accapareur.

      En témoignage de gratitude pour l'important service rendu, le sistre de Missir fut offert à Gilbert, qui, toujours, conserva pieusement cette inappréciable relique.

      4° Cette légende lombarde, qui offre un saisissant rapport avec l'apologue de la Poule aux œufs d'or.

      A Bergame vivait jadis un nain appelé Pizzighini. Chaque année, au premier jour du printemps, Pizzighini voyait ses pores se dilater sous l'influence climatérique du renouveau, et son corps entier suait du sang.

      D'après la croyance populaire, cette hématidrose, quand elle se produisait avec force, annonçait une saison propice et assurait d'avance une abondante moisson ; faible et restreinte, elle prédisait au contraire une grande sécheresse suivie de disette et de ruine. Or les faits avaient toujours donné raison à ce credo.

      Au moment de son étrange maladie, gui n'allait pas sans être accompagnée d'un accès de fièvre dont l'intensité le forçait de s'aliter, Pizzighini était toujours épié par un groupe de cultivateurs, et, suivant la quantité de sang exsudé, l'allégresse ou la consternation se répandait de proche en proche dans toutes les plaines de la contrée.

      Quand le pronostic était satisfaisant, les campagnards, certains qu'une superbe récolte leur donnerait de longs jours de repos et de joie, remerciaient le nain en lui envoyant maintes offrandes. Leur superstition faisait de lui une sorte de dieu. Prenant un effet purement météorique pour une cause, ils pensaient que de son plein gré Pizzighini décrétait la bonne ou mauvaise mois son et, en cas de prédiction heureuse, l'incitaient, par la richesse intéressée de leurs dons, à les contenter encore l'année suivante. Par contre, une suée minime ne provoquait aucun présent.

      Pizzighini, paresseux et débauché, appréciait fort des bénéfices qui lui coûtaient si peu de peine. Toutes les fois que le sang mouillait à souhait son linge et sa couche, les largesses venant à lui des divers points de la région le faisaient vivre un an dans une plantureuse et sereine oisiveté. Mais, trop lâchement imprévoyant pour épargner, il tombait dans la misère après chaque sudation médiocre.

      Une année, à l'habituelle date printanière, avant de se mettre au lit pour subir sa fiévreuse transpiration périodique, il cacha un couteau sous ses draps dans le but d'aider le phénomène en cas de besoin.

      Justement l'avorton n'eut ce jour-là qu'une moiteur fort pauvre ; quelques rares gouttelettes rouges perlaient à peine sur son visage. Effrayé par la perspective des longs mois d'indigence qui l'attendaient, il saisit le couteau et, sous prétexte de mouvements nerveux dus à la fièvre, réussit à se faire aux membres et au torse une série d'entailles profondes sans éveiller les soupçons des observateurs groupés autour de lui.

      Le sang, dès lors, inonda les linges, à la grande joie de tous. Mais le nain blessé n'était plus maître d'arrêter l'hémorragie ; c'est en le laissant exsangue et à demi mort que les assistants se retirèrent, émerveillés, pour annoncer au peuple que jamais, à beaucoup près, la sueur rouge n'avait coulé avec une telle profusion.

      Des offrandes particulièrement belles et nombreuses parvinrent à Pizzighini, qui, faible et anémié, ne se traînant qu'avec peine, effrayait chacun par l'affreuse blancheur de son teint.

      Or une terrible sécheresse ne cessa de régner pendant cette saison-là, et partout la famine sévit cruellement. Pour la première fois les événements contredisaient les présages de la suette.

      Ceux qui avaient épié le nain pendant sa crise sudatoire flairèrent quelque supercherie et tinrent désormais pour suspects ses prétendus gestes fiévreux ; en le forçant à montrer son corps on découvrit les cicatrices laissées par les entailles volontaires qu'il s'était faites.

      La divulgation du subterfuge déchaîna un immense tollé contre l'imposteur, qui, en extorquant de magnifiques dons, avait d'avance rendu plus cruelle la misère présente des masses.

      Mais la superstition préservait Pizzighini de toutes représailles, et l'on ne tenta rien contre celui qui, pareil à un fétiche, pouvait encore, suivant la conviction unanime, provoquer à l'avenir quantité de beaux rendements agricoles. On se promit seulement de faire espionner de plus près dorénavant la venue du suintement vermeil.

      Le nain, riant sous cape, continua donc de dilapider effronté ment au grand jour, pendant que tout le pays agonisait, les biens acquis par sa fourberie.

      Cependant sa pâleur et son épuisement demeuraient extrêmes, et c'est avec l'apparence d'un spectre qu'il se livrait, selon sa coutume, à de continuelles orgies.

      L'année suivante, à l'ordinaire échéance vernale, Pizzighini, étroitement guetté cette fois, s'étendit sur sa couche. Mais on attendit vainement l'humectation purpurine. Resté exsangue depuis son effroyable hémorragie, l'avorton n'était plus apte au curieux enfantement du phénomène cutané qui jusqu'alors, à des degrés divers, s'était produit si régulièrement.

      Il ne reçut aucunes libéralités.

      Or, au bout de quatre mois, un engrangement surabondant et splendide vint prouver l'incapacité prophétique du nain.

      Voué à la solitude et au mépris, Pizzighini, tueur contrit de la poule aux œufs d'or, connut dès lors le dénuement sans remède, car son sang ne se reforma point et, dans la suite, jamais la diaphorèse annuelle ne fit de nouvelle apparition.

      5° Un passage de la mythologie, suivant lequel Atlas, épuisé de fatigue, aurait un jour laissé choir la sphère céleste du haut de ses épaules, pour assener ensuite, comme un enfant rageur, un terrible coup de pied au fardeau importun qu'il était condamné à porter éternellement. Le talon eût donné en plein dans le Capricorne, expliquant, par son intervention perturbatrice, l'extraordinaire incohérence de figure présentée depuis lors par les étoiles de cette constellation.

      6° Une anecdote sur Voltaire, puisée dans la Correspondance de Frédéric le Grand.

      Durant l'automne de 1775, Voltaire, alors octogénaire et saturé de gloire, était l'hôte de Frédéric au château de Sans-Souci.

      Un jour les deux amis cheminaient aux environs de la résidence royale, et Frédéric se laissait charmer par les entraînants discours de son illustre compagnon, qui, fort en verve, exposait avec esprit et feu ses intransigeantes doctrines antireligieuses.

      Oubliant l'heure en causant, les deux promeneurs, quand vint le coucher du soleil, se trouvèrent en pleine campagne.

      A ce moment Voltaire était lancé dans une période particulièrement virulente contre les vieux dogmes qu'il combattait depuis si longtemps.

      Tout à coup il se tut au milieu d'une phrase et resta sur place, gagné par un trouble profond.

      Non loin de lui, une jeune fille à peine adolescente venait de s'agenouiller au tintement d'une cloche reculée, qui, du sommet d'une petite chapelle catholique, sonnait l'angélus. Récitant haut avec ferveur une prière latine, les mains jointes et la face tournée vers les cieux, elle ignorait la présence des deux étrangers, tant son extase l'emportait rapidement vers des régions de rêve et de lumière.

      Voltaire la regardait avec une angoisse indicible, qui répandit sur sa face jaune et parcheminée une teinte plus terreuse encore que de coutume. Une émotion terrible crispa ses traits, tandis qu'influencé par l'idiome sacré de la prière entendue il laissait échapper inconsciemment, ainsi qu'un répons, ce mot latin : « Dubito ».

      Son doute s'appliquait manifestement à ses propres théories sur l'athéisme. On eût dit qu'une révélation de l'au-delà s'opérait en lui à la vue de l'expression extra-humaine prise par la jeune fille en prière et qu'aux approches de la mort, forcément imminente à son âge, une terreur des châtiments éternels s'emparait de tout son être.

      Cette crise ne dura qu'un instant. L'ironie crispa de nouveau les lèvres du grand sceptique, et la phrase commencée s'acheva sur un ton mordant.

      Mais la secousse avait eu lieu, et Frédéric n'oublia jamais sa courte et précieuse vision d'un Voltaire éprouvant une émotion mystique.

      7° Un fait se rapportant directement au génie de Richard Wagner.

      Le 17 octobre 1813, à Leipzig, une trêve observée entre les Français et les troupes alliées interrompait la terrible lutte qui, engagée la veille, devait se continuer avec tant d'acharnement pendant les deux jours subséquents.

      Sur un boulevard extérieur on voyait une foule de ces bateleurs et marchands nomades que les armées traînent toujours à leur suite. Nombre d'habitants de la ville erraient là parmi les soldats, et l'ensemble, d'aspect très animé, donnait un peu l'impression d'une foire.

      Dans la cohue circulait joyeusement un essaim de quelques jeunes femmes, qu'amusaient fort le clinquant des étalages et l'extravagance des boniments ; l'une d'elles portait son fils, qui, presque âgé de cinq mois, n'était autre que Richard Wagner, né à Leipzig le 22 mai précédent.

      Tout à coup un vieillard à longue chevelure, debout derrière une petite table, interpella de loin la jeune mère pour l'inviter à se faire prédire l'avenir de son enfant. Purement français d'allure et d'accent, l'homme s'exprimait dans un allemand comiquement pénible qui fit rire les gaies promeneuses ; dès lors, sentant sa cause gagnée, il n'eut qu'à insister légèrement pour amener leur groupe devant lui.

      D'un air mystérieux, le vieillard, après avoir examiné l'enfant, prit sur sa table une coupe à fond plat, dans laquelle s'étalait régulièrement une mince couche d'éclatante limaille de fer.

      Tenant lui-même l'objet par le pied, il pria la jeune mère d'en frapper trois fois le bord avec un doigt en pensant au destin de son fils. Passivement obéissante, elle donna du bout de l'index, sans lâcher son vivant fardeau, les trois chocs demandés. Le charlatan, avec précaution, reposa la coupe et, chaussant d'énormes lunettes, examina les remous et perturbations que le triple coup avait produits dans la limaille, tout à l'heure parfaitement lisse.

      Soudain il fit un grand geste d'ébahissement et, avisant une écritoire placée devant lui, prit une feuille blanche pour y copier à l'encre la figure tracée dans la poussière métallique.

      Puis il tendit le papier à la jeune femme, qui put y voir ces deux mots français : « Sera pillé », assez lisibles malgré les contours incohérents des lettres, penchées en tous sens et fort inégales.

      En même temps, le charlatan, désignant la coupe, faisait constater l'entière similitude du modèle et de la reproduction. Effectivement un grêle ravin très contourné s'était creusé dans la limaille à la suite des heurts et formait les deux mots transcrits.

      Donnant à sa cliente la traduction germanique de la courte phrase, le vieillard s'efforça, dans son mauvais allemand, de lui en montrer la portée. D'après lui les plus hautes destinées artistiques résidaient en germe dans cette laconique formule, exclusivement applicable à quelque puissant novateur en mesure de susciter, comme chef d'école, une pléiade d'imitateurs.

      L'heureuse mère, tant soit peu fétichiste, paya généreusement le devin et emporta le papier, qu'elle conserva comme un précieux document. Plus tard elle en fit don à son fils, en lui contant l'aventure dont on l'avait vu, jadis, être le héros inconscient.

      Sur la fin de sa vie, Wagner, dont l'œuvre enfin connue et comprise devenait déjà la proie d'une foule de plagiaires sans scrupules, se plaisait à narrer l'anecdote – avouant que la pré diction, alors si bien réalisée, avait eu sur toute sa carrière une influence bienfaisante, en lui fournissant un encouragement superstitieux durant les interminables années de déconvenues et de luttes stériles où le désespoir s'était souvent emparé de lui.

      Son choix arrêté sur ces divers matériaux, Canterel fit exécuter les ludions suivant certaines indications précises.

      Muni d'une base judicieusement lestée en vue d'un constant équilibre, chacun d'eux devait avoir une petite cavité intérieure, garnie d'un métal spécial fait pour capter et isoler chimiquement, en son voisinage immédiat, la dose supplémentaire d'oxygène éparse dans l'aqua-micans. Peu à peu l'excavation, en se remplissant de gaz, allégerait le ludion, qui, du fond, monterait de lui-même vers la surface. Mais, à une certaine tension, l'oxygène, dix secondes juste après le début calculé de la phase ascensionnelle, forcerait l'antre minuscule – dont la partie supérieure, en se soulevant momentanément comme un couvercle pour livrer passage vers le dehors à la bulle tout entière, ébranlerait certain mécanisme déterminant un agissement quelconque du ludion en rapport avec le fait inspirateur. L'alvéole une fois dépourvu d'air, le sujet descendrait par l'effet de son propre poids, et l'oxygène, prompt à se reformer intérieurement, provoquerait avant peu un nouvel envolement.

      Quelques-unes des manifestations automatiques à obtenir réclamaient un agencement particulièrement délicat. Ainsi, pour l'apparition du signe lumineux sur le front de Pilate, l'allumage passager d'une petite lampe électrique interne devenait nécessaire. Le mot « Dubito », en qui se concentrait toute l'importance du récit touchant Voltaire, se trouverait projeté hors des lèvres entrouvertes du grand penseur sous l'aspect de nombreux globules d'air, qui, habilement groupés dans un ordre calligraphique, ne seraient autres que la bulle elle-même très divisée. Pour imiter une sueur sanglante, le mécanisme adapté au nain Pizzighini expulserait à chaque manœuvre, par une foule d'exutoires, telle quantité minime de certaine poudre rouge, qui, prise à une abondante provision intérieure colorerait l'eau pendant un moment, pour disparaître aussitôt grâce à un phénomène de complète dissolution. Dans la coupe du charlatan de Leipzig, une fausse limaille de fer se sillonnerait suivant la figure voulue, aux trois secousses du doigt percuteur.


*

*       *


      Ces différents points élucidés, Canterel songea qu'il n'avait pas encore goûté son eau. Il en fabriqua donc une petite réserve spéciale destinée à une ingurgitation attentive.

      Une fois versée, l'aqua-micans, pareille à du diamant fluide, semblait faite pour réjouir un gosier altéré ; le maître, dès les premières gorgées, lui découvrit une légèreté remarquable et une saveur très fine ; avidement il absorba trois verres consécutifs de l'étincelant breuvage, dont l'oxygénation excessive lui procura une griserie particulière.

      Canterel voulut alors savoir quel genre de sensations il éprouverait en ajoutant l'ivresse du vin à son ébriété présente.

      Il se fit apporter un sauternes très capiteux et commença d'en remplir le verre qui venait de lui servir ; mais un peu d'eau restait au fond, et le maître s'arrêta en voyant le premier flot de vin blanc s'y changer immédiatement en un bloc compact ; l'onde bizarre prêtait son prodigieux éclat au nouveau solide immerge, qui, vu sa teinte, prenait une fulguration de soleil. La composition de l'aqua-micans empêchait tout mélange des deux liquides, et une soudaine oxygénation déterminait le durcissement du bordeaux.

      Canterel, maniant le bloc avec ses doigts, le trouva fort malléable.

      Oubliant l'expérience de double enivrement récemment conçue, il forma un projet basé sur la souplesse docile et sur l'irradiation solaire du vin massif.

      Il se livrait depuis peu à de multiples essais d'acclimatation, s'efforçant notamment d'habituer certains poissons de mer à vivre dans l'eau douce.

      Une très lente dessalaison progressive du liquide natal, momentanément suspendue au moindre trouble organique remarqué chez les sujets en cause, constituait son seul procédé, qui pour réussir exigeait beaucoup de patience et de doigté.

      Canterel avait d'abord triomphé avec un groupe d'hippocampes, dont l'adaptation était déjà complète. Trois sur dix avaient succombé au cours de la périlleuse accoutumance, mais désormais les sept survivants occupaient définitivement, sans malaise ni révolte, un bocal d'eau naturelle.

      Le maître se proposa de les immerger dans le grand diamant, pour leur faire traîner une sphère qui, faite en sauternes solidifié, aurait, grâce aux feux que lui prêterait l'aqua-micans, l'apparence exacte d'un soleil en miniature ; l'ensemble évoquerait ainsi une espèce de char d'Apollon aquatique.

      Tout d'abord il plongea seuls, à titre d'essai, les hippocampes dans le récipient facetté, pour voir si quelque particularité de l'eau nouvelle n'était pas préjudiciable à leur nature.

      Or, au bout d'un moment, les gracieux animaux, manifestant de grandes souffrances, cherchèrent à fuir de tous côtés l'aqua-micans.

      Canterel comprit soudain la cause très simple de leur angoisse, tout en se reprochant de n'avoir pas prévu l'incident ; convenant à la respiration d'êtres purement terrestres, le liquide spéculaire était forcément trop oxygéné pour des créatures aquatiques, et les hippocampes n'y couraient pas moins de dangers qu'à l'air libre.

      Au moyen d'une pêchette, le maître se hâta de les réintégrer dans leur bocal.

      Puis, cherchant quelque remède contre l'énorme inconvénient destructeur de tous ses projets, il voulut traverser chaque poitrail avec une sorte de séton, qui, en maintenant toujours deux ouvertures praticables, laisserait échapper l'excès d'oxygène formé dans l'organisme des chevaux marins.

      D'abord tentée sur un seul hippocampe muni d'un séton provisoire, l'expérience eut le plus entier succès ; des bulles légères se frayaient de force un passage par les deux orifices nouveaux dès qu'on plongeait dans l'aqua-micans l'animal opéré qui, n'éprouvant aucune gêne, se mouvait paisiblement parmi l'étincellement des reflets. Dans l'eau ordinaire, les bords du double exutoire, cessant d'être expulsés par un trop-plein d'air intérieur, adhéraient complètement au séton et, de chaque côté, la fermeture devenait hermétique.

      Canterel, qui cherchait un mode d'attelage pour l'emblème mythologique projeté, résolut d'utiliser chaque séton à deux fins en lui donnant la longueur nécessaire à l'agrippement de la sphère vineuse.

      L'équipage devant, dans sa pensée, faire gracieusement le tour intérieur du diamant, il se proposa de corser le spectacle en instituant la première course de chevaux marins. Une élasticité relative conférée aux sétons permettrait aux plus agiles concurrents de prendre telle victorieuse avance, qui ne serait jamais que fort minime, vu les piètres moyens de locomotion dont disposent les hippocampes.

      Pour que les parieurs pussent reconnaître sans peine leur candidat, le maître donna ingénieusement à chacun des sept longs sétons en cause une des sept teintes du prisme, remplaçant ainsi le guide visuel fourni sur le turf par les couleurs des jockeys. Il avait au préalable étudié par une série d'épreuves la vitesse des sept coursiers qui, échelonnés du plus mauvais au meilleur, avaient reçu pour leurs sétons, du violet au rouge, les nuances de l'arc-en-ciel dans l'ordre exact.

      Songeant au moyen de souder les traits bizarres à la sphère jaune, Canterel se demanda si l'électricité transmise par l'aqua-micans à tout ce qu'elle enveloppait ne suffirait pas à créer une certaine aimantation entre le vin solide et quelque substance conductrice pouvant se fixer à leurs bouts. Après divers tâtonnements plus ou moins affirmatifs, il réunit les deux extrémités de chaque séton dans une fine enveloppe brillante qui, faite d'un métal choisi entre tous pour les résultats donnés, ne manquerait pas d'aller spontanément, dès qu'elle en serait tant soit peu voisine dans l'aqua-micans, se coller au minuscule phébus.

      Soucieux de créer un parcours nettement défini, Canterel immergea, non loin du chef de Danton, un simple petit fût de colonne qui, vu sa densité calculée avec soin, devait rester fixe à une faible profondeur sans nulle velléité d'ascension ni de descente. Pour exécuter un tour de piste, l'attelage contournerait, en ayant constamment le centre du parcours à sa gauche, d'une part le fût immobile, de l'autre le groupe des ludions qui fonctionneraient à l'opposite ; ces derniers, grâce à leur nombre et à des manques d'ensemble inévitables dans leurs mouvements alter natifs de chute et de montée, marqueraient toujours, au moins par l'un d'eux, quelque point de la région supérieure où la course aurait lieu.

      Jugeant digne d'intérêt le spectacle du sauternes brusquement solidifié par le contact de l'aqua-micans, le maître décida de verser au dernier moment la ration intruse – et de dresser les hippocampes à former eux-mêmes le globe solaire en malaxant tous à la fois, avec leur côté gauche qu'il aplanit au moyen d'une couche de cire offrant la même teinte qu'eux, les blocs bruts qui leur seraient livrés.

      L'éducation ayant réussi à souhait, ainsi que le soudage des blocs, qui ne laissait aucune trace, il habitua ses élèves à lâcher tout à coup leur sphère puis à se placer aussitôt sur un seul rang, pour que les enveloppes métalliques des sétons, en se collant côte à côte contre l'astre minime arrêté au passage pendant sa chute lente, pussent former un attelage correct et régulier.

      Enfin il leur apprit à effectuer sur un signal le parcours voulu en s'efforçant de se dépasser mutuellement. Le but devait être le fût de colonne, regardé d'un seul œil très reculé à travers un cercle étroit qu'on traça en noir sur une facette du grand diamant.

      C'est suivant la disposition réelle des sept nuances du prisme que Canterel avait accoutumé les porteurs de sétons colorés à s'aligner esthétiquement de front au moment de composer leur curieux attelage. Des chevaux de course ne pouvant se passer de noms, le maître, pour éviter à quiconque toute fatigue de mémoire, donna en latin aux sept champions, en se basant du violet jusqu'au rouge sur la diaprure de l'arc-en-ciel, un simple baptême numérique. Détenant le séton violet, Primus, le moins rapide de tous, marquait l'extrémité gauche du rang et bénéficiait ainsi d'un constant avantage – alors que Septimus le plus alerte, avait au contraire en partage, étant le dernier à droite avec le séton rouge, le plus long des sept parcours. Et le parfait rapport existant entre la somme de privilège attachée à chacune des cinq places intermédiaires et les capacités de son occupant achevait de rendre absolument équitable le subtil handicapage, basé sur l'inhabituelle obligation où se trouvaient les concurrents, attelés à un fardeau unique, de conserver éternellement les mêmes numéros de rangée.


*

*       *


      Pendant que le maître parlait, Không-dêk-lèn n'avait cessé de lutiner la boule solaire, traînée avec lenteur par les chevaux marins.

      Ayant terminé, Canterel contourna la gemme en retroussant haut sa manche droite puis, faisant un signe à Faustine qui aussi tôt plaça Khong-dêk-lèn sur son épaule, monta de nouveau à l'échelle.

      Agrippé au passage par ses doigts, qui rompirent l'adhérence des fourreaux métalliques, le soleil nain reposa bientôt contre la bouteille de sauternes.

      A tour de rôle, les hippocampes, enlevés dans la pêchette, réintégrèrent le bocal, où cessa toute élaboration pectorale de bulles d'air.

      Canterel mit sa main sous l'occiput de Faustine qui, face à lui, rejeta la tête en arrière non sans saisir le bord de l'ouverture circulaire, tandis que Khong-dêk-lèn se frottait contre sa joue. Soulevée par la nuque, elle put, grâce à un prompt rétablissement, s'agenouiller sur le plafond de verre puis descendre l'échelle nickelée à la suite du maître qui, ayant avec son mouchoir séché son bras et sa main, rabattit lestement sa manche.

      Sautant jusqu'à terre, le chat s'enfuit du coté de la villa et notre groupe, augmenté de Faustine, reprit sa marche paisible. A nos observations sur les chances de refroidissement qu'elle courait, la danseuse répondit que celles-ci se trouvaient complètement écartées par une intense et durable réaction qui toujours se produisait dans son être entier au sortir de l'aqua-micans.


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(2)  Mot siamois qui signifie joujou.




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