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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE XV

Séjour de Saint-Martin à Petit-Bourg. – Le décret relatif aux gens suspects et le certificat de civisme. – Nouvelles études mystiques. – La Sophie céleste.
Son union avec le général Gichtel. – L'union de Sophie céleste et de la Vierge. – Les manifestations physiques à l'Ecole du Nord. – Lavater, le prince de Hesse et le comte de Bernstorf.
Le catalogue des livres du district d'Amboise. – L'appel de Saint-Martin à l'Ecole normale.


1793-1794

D'Amboise, Saint-Martin fit des excursions, des apparitions ou des séjours un peu prolongés à Petit-Bourg, aux mois d'août, de septembre et d'octobre.

      Il y était au moment où parut le « décret sur les gens suspects. » On sait que le 06 janvier 1793, la Convention avait décrété que les avoués, hommes de loi et huissiers, auraient à produire un certificat de civisme pour être admis à exercer leurs fonctions. On sait que le 1er avril elle avait fait un autre décret sur les déserteurs et les gens suspects, exigeant des certificats de civisme d'autres catégories de citoyens. Le 12 août, elle vota le décret relatif aux gens suspects, ce décret qui portait arrestation de tous les suspects et déclarait sus pects : les partisans de la tyrannie ou du fédéralisme ; ceux qui ne pouvaient pas justifier de l'acquit de leurs devoirs civiques ; ceux à qui l'on avait refusé des certificats de civisme ; les fonctionnaires destitués et non réintégrés ; ceux des anciens nobles, ensemble les femmes, mères et filles, qui n'avaient pas constamment manifesté leur attachement à la révolution. Nous passons le reste. Ce que nous rappelons suffit pour faire comprendre toute l'élasticité de l'acte. Elasticité terrible, qu'expliquait, mais sans la justifier, la situation du pays, élasticité que n'affaiblit pas l'application dans certaines localités , et que l'histoire même, devenue impartiale, devra toujours reprocher d'autant plus vivement à cette énergique et violente assemblée qu'elle sut voter pour toutes sortes d'intérêts publics une plus belle série de décrets, et les jeter au milieu des mesures les plus vulgaires avec une plus magnifique grandeur et une plus téméraire suffisance.

      Saint-Martin, surpris par ce décret à Petit-Bourg, était bien convaincu, et avait lieu de l'être, qu'il ne le regardait pas. Il écrivit cependant au procureur de sa commune, dans le style du temps et comme il le fallait, avec une grande noblesse. C'est une des plus belles lettres qui nous soient restées de lui, disons même la plus belle, puisque nulle autre n'est à ce point empreinte des deux plus pures vertus du citoyen, la soumission aux lois du pays et le plus ferme sentiment de la dignité personnelle. Cela n'exclut ni l'habileté de la rédaction ni la finesse de la pensée. Nous y frisons même de très près le plus gai des sophismes. La voici textuellement (2) :


Au citoyen Calmelet fils, procureur de la commune, à Amboise, département d'Indre-et-Loire.

      A Petit-Bourg, près Ris, à Ris, département de Seine-et-Oise.


Le 22 septembre 1793.                        

      Quoique je ne me croye suspect sous aucun rapport politique, cependant, citoyen, depuis le décret dernier sur les gens suspects je pense qu'il est prudent à moi de prendre les précautions qui sont en mon pouvoir.
      Vous connoissez mes sentiments patriotiques, mais vous connoissez aussi mes œuvres civiques, et quoique j'aimasse mieux les taire que de les publier, je crois que le moment est venu de les avouer. En conséquence, je vous rends la parole que je vous avois demandée, et je viens vous prier de demander en mon nom à la commune l'attestation de cette contribution volontaire de 1250 # dont elle ne connaît pas l'auteur ; et en outre l'attestation de deux autres dons antérieurs pour lesquels je suis porté sur ses registres, sçavoir pour les 200 # que j'ai données le 16 septembre l792, et pour deux autres cent livres que j'ay données dans le courant de l'hiver : pour que je puisse m'en rappeler la date.
      Je vous serai infiniment, obligé de m'envoyer au plus tost l'attestation de ces trois articles revêtue de toutes les signatures et formalités requises. Cette pièce peut me servir en cas de besoin.
      Je ne sçais s'il seroit à propos de demander un certificat de civisme. Je compterais bien sur celui de la municipalité, puis qu'elle m'en a déjà accordé un dont je n'ai pas jugé à propos de faire usage ; mais je ne pourrais me promettre la même certitude de la part du district dans les circonstances actuelles, tout irréprochable que je suis. Le décret frappe sur ceux à qui on en aurait refusé, et il ne frappe point sur moi, puisque je n'en ay point demandé, comme n'étant point fonctionnaire public et n'ayant point de traitement de l'Etat. Or si j'allois en demander un aujourd'hui et qu'il me fût refusé, ce seroit me mettre de gayté de cœur dans la gueule du loup.
      Cecy est une consultation que je vous fais et sur laquelle je vous prie instamment de ne me citer en aucune façon, en cas que vous veuilliez prendre des informations. Je vous serai obligé de me mander votre avis et, sur toute chose, je vous le répète, de ne me point mettre en avant.
      Adieu, cher concitoyen. J'ay reçu votre aimable lettre, et je vous prie de me conserver toujours la même place dans votre amitié et dans celle des personnes qui veulent bien s'intéresser à moi.

SAINT-MARTIN.

      Mille choses, s'il vous plaît, au citoyen Justice et à l'abbé.


      Saint-Martin, en se dispensant de solliciter un certificat de civisme, fut plus brave que ses amies de , dont l'une, celle-là même à laquelle il avait donné son meilleur portrait, la plus riche et non la moins aristocratique, se hâta d'acheter un certificat de civisme de son cordonnier et au titre de servante (3), tandis que d'autres, plus alarmées encore, passaient le Rhin. S'en remettant à l'appréciation de l'officier public de sa commune, Saint-Martin demeura à Petit-Bourg jusqu'en octobre. Il y était à cette époque avec son ami Gombaut, et il rapporte dans ses notes la mort de la reine, comme il a rapporté en janvier celle du roi, même laconisme, même soumission au style qui a cours forcé dans la république :

      « J'étais à Petit-Bourg lors de l'exécution d'Antoinette le 16 octobre 1793. »

      A la fin de la belle saison, Saint-Martin quitta le cercle de Petit-Bourg jadis si nombreux et si animé (grâce à la maîtresse de la maison, assistée de deux charmantes sœurs, la comtesse Julie de Sérent et la baronne de Sérent, spirituelles et instruites l'une et l'autre), maintenant réduit aux plus intimes et peu rassuré sur l'avenir de chacun d'eux. Il retourna dans sa petite ville pour régler ses affaires de succession, afin de pouvoir la quitter aussitôt que l'horizon viendrait à s'éclaircir, mais bien résolu à profiter du calme qu'elle pourrait lui offrir tant que l'orage continuerait à gronder sur Paris.

      Il y avait d'ailleurs dans ces épreuves le bien qu'elles portent toujours avec elles pour les âmes pieuses. « Je vous félicite plus que jamais, dit Saint-Martin à son ami, de respirer l'air de la paix politique. Les circonstances veulent que j'en respire un autre : je me soumets et j'adore. Alors je trouve une paix qui vaut bien celle de la terre. Mais il me faut veiller pour qu'elle soit durable. »

      Nous pouvons regretter qu'on n'ait pas laissé à Saint Martin et à ses amis la liberté la plus entière de s'écrire leurs opinions même politiques, car elles étaient bien sages ; mais leurs études mystiques gagnèrent beaucoup à cette interdiction, et, sous ce rapport, leur correspondance de ces années est plus intéressante qu'à aucune autre. Ils redoublèrent d'ardeur. Les deux amis d'Amboise et de Morat s'enfoncèrent à qui mieux mieux dans la traduction de Bœhme ; le baron y ajouta l'étude du successeur de Bœhme, Gichtel, et le philosophe celle de son imitateur, Law.

      Ils s'enquirent aussi de Jane Leade, de son ami Pordage et de Saint-Georges de Marsay ; mais ils ne les abordèrent pas sérieusement. Saint-Georges, le maître de M. de Fleischbein, aurait dû intéresser spécialement le baron. Il avait souvent visité la Suisse et habité Berne. Il y avait laissé de nombreux admirateurs. A son tour le comte de Fleischbein, son élève, avait formé Dutoit-Mambrini, cet éloquent prédicateur de Lausanne, ce fécond écrivain qui prépara les voies aux deux correspondants, et dont les leçons, appréciées dans toute la Suisse française, disposèrent les esprits à Lausanne, à Genève, à Coppet et à Divonne en faveur des écrits de Saint-Martin. Ils ne prirent eux-mêmes qu'une connaissance imparfaite des écrits si remarquables de Dutoit, ce maître vénéré d'Alexandre Vinet ; tant ils s'absorbèrent dans l'école de Bœhme, se proposant de continuer, l'un le théosophe Bœhme, l'autre le général Gichtel lui-même.

      Le savant baron, le plus croyant des hommes, raconte à son ami la vie de l'enthousiaste Gichtel (lettre du 25 octobre 1794). Il lui dépeint en style très épithalamique l'union, avec Sophie Céleste, de ce théosophe qui ne se croyait pas moins inspiré que son maître et plus avancé dans la voie de la réintégration. Il dépeint la première visite que lui fit sa divine fiancée le jour de Noël, en 1673 ; le ravissement du bienheureux mystique, qui vit et entendit dans le troisième principe cette vierge d'une beauté éblouissante. Il lui apprend qu'elle l'accepta pour son époux, consommant avec lui ses noces spirituelles dans des délices ineffables. Suit la renonciation du bienheureux époux spirituel, par ordre de Sophie, à toutes les femmes terrestres, riches et belles, qui le pressaient de les épouser.

      On voit que cette beauté céleste, qui n'est autre que la sagesse en personne, la sagesse hypostasiée des gnostiques, avait fait un peu de chemin depuis les premiers siècles de notre ère ; qu'elle s'était faite chrétienne et théosophe ; mais que l'imagination des mystiques en avait fait très peu. C'était là encore la vieille poétique des amants de la gnose ; car toute cette poétique de Bœhme et de Gichtel venait d'eux. Eux aussi célébraient des banquets éternels avec Sophie céleste dans le Plérôme de la félicité suprême.

      Le colonel ajoute – car Liebisdorf fut colonel – qu'en 1672, lorsque Louis XIV vint jusqu'aux portes d'Amsterdam, Gichtel, qu'il appelle notre général, « se servit de ses propres armes, qui chassèrent les étrangers, et que, par après, il trouva dans les papiers publics les noms des régiments d'infanterie et des escadrons de cavalerie qu'il avait vus, comme face à face, poursuivant l'ennemi hors du territoire de la république. »

      Cette lettre est une des plus longues et des plus curieuses de toute la correspondance. L'excellent Saint-Martin y répond le 29 brumaire.

      « J'ai lu avec ravissement les nouveaux détails que vous m'envoyez sur le général Gichtel ; tout y porte le cachet de la vérité. Si nous étions près l'un de l'autre, j'aurais aussi une histoire de mariage à vous raconter, où la même marche a été suivie pour moi. »

      On le voit, les pieux amis s'attachèrent à la légende de ce mystique général avec de singulières prédilections, et ces deux gentilshommes, l'un colonel et membre de la commission militaire de son pays, l'autre ancien officier du régiment de Foix, philosophes tous deux, rient sous cape de la grande erreur de Louis XIV, « qui était bien loin de s'imaginer que ses nombreuses armées avaient été battues à Hochstett, Ramillies, Oudenarde et Malplaquet, par des généraux qui ne sortaient pas de leur chambre. »

      C'est l'extatique Gichtel qui est pour le colonel de Morat, pour l'ancien ami de J.-J. Rousseau, le premier de ces généraux.

      Le 29 novembre 1794, Kirchberger répond à Saint-Martin pour lui exprimer toute la joie avec laquelle il vient d'apprendre que son ami goûte ses légendes.

      « La partie de votre lettre où vous me parlez du général Gichtel m'a procuré une très grande satisfaction ; vous avez donc aussi connu son épouse personnellement ?
      Les lettres de cet homme rarissime me fournissent bien des jouissances ; il y a bien des choses à son égard que je n'ai pas insérées dans ma dernière. »

      Rien ne saurait mieux témoigner que ces lettres des puissances de croire tout à fait extraordinaires qui s'étaient développées dans les deux correspondants. Saint-Martin ne cède en rien au baron. Il va même plus loin, puisqu'il écrit qu'il a fait lui-même un mariage semblable à celui du général.

      En revanche, le gentilhomme protestant de Berne l'emporte bien sur le gentilhomme catholique d'Amboise dans une question de dogme.

      Du moins, l'aimée précédente il avait professé sur la Vierge Marie une doctrine d'une exaltation que Saint-Martin avait été obligé de tempérer.

      Voici ce débat. Selon l'ancien ami de Rousseau, Marie n'est pas tout simplement la fille sans tache de sainte Anne ; elle est, de plus, la Sophie céleste qui est substantiellement descendue en elle et s'est unie à elle. De là sa puissance sur la terre et dans les cieux.

      Cela va bien au delà de la foi chrétienne la plus croyante. Et la réponse corrective de Saint-Martin n'est guère plus exacte. Voici ce qu'il répond à son ami.

      « Personne ne peut vous blâmer de considérer la Vierge comme un être très secourable ; mais elle ne sera jamais médiatrice que pour ceux qui n'auront pas porté leurs regards plus haut.
      Elle est pure, elle est sainte, elle a eu sa part à la Sophie, comme tous les saints et tous les élus. Nous devons nous trouver très heureux quand Dieu permet qu'elle nous tienne compagnie et qu'elle vienne s'agenouiller avec nous pour le prier (expression que je tiens d'un prédicateur très catholique de l'Eglise romaine, et que j'ai insérée, je crois, quelque part dans Le Nouvel Homme ou dans Ecce homo) : mais jamais on ne doit la croire indispensable pour personne. Son œuvre est accomplie, puisqu'elle a donné naissance au Sauveur et qu'elle nous a ouvert la source éternelle de la vie. Elle a infiniment plus fait par là qu'elle ne peut faire désormais.
      D'ailleurs, elle n'a pas donné naissance au Verbe, mais au Christ. Ainsi, elle ne pourrait jamais donner naissance au Verbe en nous....
      Il faut laisser à chacun la mesure de foi qu'il peut porter. Quant à vous, Monsieur, qui ne voulez considérer que les avantages qu'on peut tirer de son commerce, je ne crois pas, je le répète, devoir vous les contester, mais je crois pouvoir vous dire que vous connoissez un plus grand élu qu'elle, qui est son Fils. » (Lettre du 21 juin 1793.)

      Rien de plus piquant que cette leçon de modération donnée par la mysticité catholique à la mysticité protestante. Si ce n'est pas la doctrine de l'Evangile, elle est, du moins, plus simple et plus claire que celle du gentilhomme bernois. Mais c'est de la petite mysticité, et l'on n'aurait pas une idée suffisante de la grande, de celle qui a le plus de prix aux yeux des deux amis, si je m'arrêtais là. Je pourrais hésiter cependant ; mais quand on veut faire connaître purement la portée des systèmes et la valeur réelle des hommes, c'est la vérité telle qu'elle est qu'il faut donner. Je continue donc à suivre ce débat un instant encore.

      Le baron ne se rend pas aux raisons de son maître ni à l'autorité du prédicateur qu'on lui cite. Il répond :

      « Vous dites, et entièrement dans mon sens, que Marie n'a point donné naissance au Verbe, mais à Christ... Tout comme dans l'ordre inférieur et temporel, rien n'est produit que sur un fond, sur une vierge ; ainsi, dans l'ordre le plus sublime, l'ordre divin, le Verbe est engendré éternellement sur un fond qui, quoique substance, est un néant infini : la Vierge, la Sagesse divine, Sophia.
      C'est cette vierge divine qui s'est unie hypostatiquement avec l'humanité de Marie ; c'est sur ce fond divin que le Verbe a été engendré dans Marie. Et c'est encore la même Vierge divine unie à l'humanité de Marie, qui peut entrer dans nos cœurs et servir de fond sur lequel le Verbe s'engendre. »

      Une génération assise sur un néant infini ! Mais comment la faire accepter de la raison ? Pour accepter, la raison n'exige pas la compréhensibilité ; cette vieille pruderie a fait son temps. Mais l'intelligence humaine, pour accepter, pour pouvoir accepter avec raison, exige impérieusement l'absence de tout ce qui implique contradiction, de tout ce qui est absurde. Or, le néant n'étant rien, ne saurait être ni fini ni infini, ni le fond de quoi que ce soit.

      Aussi le baron de Liebisdorf serait-il fort embarrassé de soutenir son néant infini contre son correspondant, s'il n'avait pour soi une autorité plus haute que la sienne, la plus haute de toutes pour Saint-Martin.

      En effet, « c'est Bœhme qui prouve que le néant n'est pas autre chose que Sophia, la Sagesse éternelle ; que Sophia est visible comme un esprit pur, élémentaire, subtil et sans corps. C'est pour cela, dit-il, que le corps de la Vierge n'a pas, après sa mort, subi la loi générale de la corruption. »

      Ces assertions, permises à Bœhme, vu son éducation philosophique, ne l'étaient pas à Liebisdorf, élève de Kant. Aussi Saint-Martin ne s'y rend pas. C'est pour lui à la fois trop de métaphysique et trop de physique.

      « Quant à la Sophia, je ne fais aucun doute, dit-il, qu'elle ne puisse naître dans notre centre ; je ne fais aucun doute que le Verbe divin n'y puisse naître aussi par ce moyen, comme il est né par là dans Marie. Mais tout ceci se passera spirituellement pour nous, et si nous pouvons le sentir de cette manière, nous ne le voyons jamais alors qu'intellectuellement... Tout ce qui se présentera plus physiquement et à l'extérieur ne viendra pas de nous ni de notre propre centre... Ainsi, le Verbe, Sophie, la Marie même, qui peuvent se manifester à l'extérieur, seront le Verbe, Sophie et la Marie, déjà transformés avant nous. Notre œuvre personnelle est de faire renaître toutes ces choses-là en nous, non plus par une génération en être externe..., mais par la renaissance intime de nous-mêmes, qui doit nous rendre semblables à tous ces êtres par la sainteté, la pureté et par la lumière. »

      C'est distinguer parfaitement et dissiper d'un seul coup, par un seul rayon, tous les brouillards enfantés par les vaines allégories où se perdent Bœhme et ses élèves.

      Kirchberger voulait que Sophie se manifestât extérieurement et physiquement, puisqu'elle avait fait cette apparition à Jane Leade. Il tenait aux manifestations extérieures ; il prétendait à la connaissance physique de la cause active et intelligente, c'est-à-dire du Verbe ; il voulait aspirer la Sophie céleste jusque dans l'air de l'atmosphère émané de la terre végétale.

      « L'air atmosphérique doit renfermer l'élément pur, le corps de la Sophie, la terre végétale. Par conséquent, en respirant l'air, nous devons pouvoir nous alimenter, physiquement même, du corps céleste de la cause active et intelligente ; et si notre cœur s'ouvre, il peut et doit à chaque respiration recevoir la nourriture pure, spirituelle, qui est renfermée dans cette manne divine. Ainsi l'air seroit le grand véhicule. »

      On voit que le savant de Berne avait des réminiscences de cosmogonie ancienne jusque dans sa théologie chrétienne : il y avait là quelques souvenirs trompeurs de la théorie de l'âme du monde et de ses rapports avec celle de l'homme émanée d'elle ; mais on n'est pas plus matérialiste que ce mystique qui veut aspirer Sophie et le Verbe jusque dans l'air.

      Cela ne peut aller au théosophe d'Amboise.

      Il réplique d'abord, en ce qui concerne le précédent de Jane Leade, et bien doucement, mais avec autorité.

      « Instruit comme vous l'êtes aujourd'hui, vous devez être sûr que nulle tradition ou initiation des hommes ne pourra jamais vous répondre de vous mener aux communications pures... ; il n'y a que Dieu seul qui les donne. »

      Il est également ferme sur la question elle-même, la jouissance physique de Sophie au moyen de la respiration de l'air atmosphérique ; mais il est ferme au nom d'une érudition toute mystique que je me garderai bien d'expliquer au lecteur, tant elle est merveilleuse pour la pensée et emblématique pour le style. « Le mot de terre végétale s'étend, dit-il, à toutes les régions. Il y a une terre végétale matérielle, c'est celle de nos champs ; il y a une terre végétale spirituelle, qui est celle de l'élément pur ; il y a une terre végétale spirituelle, qui est la Sophie ; il y a une terre végétale divine, qui est l'Esprit-Saint...
      Vous voyez que nous avons sûrement (?) les mêmes notions et les mêmes idées sur cela. Quant à la possession de cette terre sainte, je ne puis vous indiquer aucun moyen d'y parvenir que ceux ci-dessus et dont je vous ai amplement parlé dans toute notre correspondance. C'est là où je vous renverrai toujours, pour que vous vous consacriez tellement à chercher Dieu que vous n'attendiez rien que de lui. »

      En désespoir de cause, le baron aux abois fait intervenir deux autorités à l'appui de son goût pour le physique.

      La première, ce sont quelques anciens amis de Bâl très avancés, à sa grande surprise, dans la théorie et dans la pratique des communications sensibles.

      La seconde autorité qu'il produit en faveur de ses idées sur les communications sensibles, c'est la relation écrite par Lavater d'un voyage qu'il avait fait à Copenhague pour y prendre connaissance de faits très merveilleux qui s'y passaient, selon ses amis, le prince de Hesse et le comte de Bernsdorf. Le document était singulièrement choisi. Ce triste épisode de la vie de Lavater ayant très justement affligé sa famille et ses amis, un ami tel que Liebisdorf devait s'interdire d'y puiser. Mais dans sa disette d'arguments, il ne recule pas devant une sorte de profanation, et emprunte à la relation du célèbre théosophe de Zurich précisément ce qu'il y a de plus étrange. Il est vrai que pour lui c'en sont les trois faits les plus frappants.

      Le premier, c'est que l'Ecole du Nord avait des manifestations physiques, des apparitions de la Cause active et intelligente.

      Le second, c'est qu'elle avait des apparitions de saint Jean ; si bien qu'elle enseignait même le prochain avènement ou le prochain retour de saint Jean. Ce fait est digne d'attention au moins sous un point de vue : c'est que les membres de l'Ecole du Nord se soient occupés du retour de cet apôtre au moment même où deux des philosophes les plus célèbres d'Allemagne, Fichte et Schelling, prenaient saint Jean pour le symbole de l'Eglise incessamment appelée à remplacer celle de saint Pierre, qui, suivant eux et beaucoup de théologiens du Nord, avait fait son temps.

      Le troisième fait que Liebisdorf prend dans le même document, et qui charme fortement ses réminiscences de spéculation grecque, pythagoricienne surtout, c'est que l'Ecole du Nord enseignait cette même migration des âmes que professa l'école de Pythagore avec d'autres sanctuaires de l'Egypte et de l'Orient.

      Ce fait aussi mérite notre attention, en ce que le spiritisme enseigne aujourd'hui, sous le nom de réincarnation, ce que les théosophes de Copenhague professaient, il y a soixante-dix ans, sous le nom de rotation des âmes.

      On voit, d'ailleurs, aisément l'avantage que le dialecticien de Berne voulait tirer, pour sa théorie d'intime communion avec Sophie et le Verbe, de cette doctrine d'affinité et de réapparition des âmes. Il hésitait, comme Lavater, sur la métempsycose, mais il donna sept raisons, sept arguments, pour justifier sa croyance au reste, et pour justifier les voyants de Copenhague, qui étaient persuadés, dit-il, que ces manifestations étaient des signes et des émanations de la cause active et intelligente. »

      Pour ajouter plus de poids à ses arguments, Liebisdorf fait sonner beaucoup de noms et de beaux. A ses amis de Bâle et au plus illustre des Suisses depuis la mort de Rousseau, au très mystique Lavater, il ajoute quelques personnes du premier rang dans une cour du Nord. Il met enfin, ce que nous devons remarquer un peu, ces mots curieux : « Ce n'est pas celle (la cour) dont vous m'avez parlé dans une de vos lettres, et dont le cabinet ne fait pas un pas sans consultations physiques. » (Lettre du mois de décembre 1793.)

      Il y avait donc à cette époque tout un cabinet, un conseil de ministres, qui gouvernaient d'après des consultations physiques !

      Mais, soit dit à l'honneur de Saint-Martin, qui veut croire, mais un peu en philosophe ; qui est mystique, mais avec intelligence, tous ces noms, ces témoignages et ces autorités n'y font rien. Il ne veut pas qu'on aspire Sophie dans les émanations de la terre végétale ; il attache peu de prix aux manifestations physiques ; il ne nie pas les apparitions de saint Jean, mais il les soumet aux règles d'une saine critique, et il repousse catégoriquement la rotation des âmes.

      En général, pour ceux qui suivent les deux jouteurs spirituels, soit dans ce débat, soit dans d'autres, rien de plus piquant que leur lutte. A la moindre idée qu'émet le Français, qui est tout entier à la spiritualité, mais qui aime les expressions empruntées aux sciences physiques, le Bernois, qui est plus versé que lui dans ces études, se jette sur cette pâture offerte à sa curiosité pour la développer en son sens, en la transplantant sur son domaine et la traduisant en son style. Puis il la renvoie à son auteur à ce point matérialisée, que celui-ci, aussi embarrassé dans l'aveu que dans le désaveu de la compromettante paternité, a une peine infinie à la rétablir en son sens primitif.

      Cette lutte continue pendant des années, et Saint-Martin ne s'impatiente un peu que de temps à autre, quand son ami le consulte sur toutes sortes de choses sur lesquelles il n'aime pas à s'engager dans le moment, telles que la question des loges maçonniques et « d'autres bagatelles de ce genre, » selon le mot un peu blessant du penseur d'Amboise.

      Un fait qu'il me semble curieux d'observer, c'est le calme avec lequel les deux théosophes discutaient ces questions pendant que la France troublée suivait avec anxiété les péripéties de sa régénération sociale, rapides comme les sillonnements de l'éclair. Au sein même de toutes ces commotions, et à la vue de cette série d'institutions nouvelles qui se développaient avec une irrésistible puissance, en dépit des passions nationales irritées et attisées par celles de l'Europe, non moins agitée que la France – au milieu de tous ces conflits, de toutes ces guerres, et debout sur toutes sortes de ruines, celle de leur fortune comprise, ils songent à leur œuvre morale comme s'il n'y avait d'essentiel que cela.

      C'est bien là le point de vue moral par excellence. Ils discutent le détail, mais ils sont d'accord dès qu'il s'agit de leur sainte cause.

      Je viens de montrer un peu davantage les torts de l'un des deux. Pour les effacer, que je cite ces belles lignes qu'il jette au milieu d'un débat où il n'a pas raison :

      « Quant à la proposition fraternelle du projet de traduction, je l'accepte, autant que je puis y contribuer, de tout mon cœur, parce que je compte sur les secours de la Providence et sur le vôtre. Ce que je pourrai faire n'ira pas loin, parce qu'il y a des temps où je suis noyé dans les affaires, et que j'en ai beaucoup plus que mes foibles moyens peuvent expédier. Et si je ne me fiois pas sur la bonne Providence, je perdrais courage. D'abord, après mon arrivée dans ma ville natale, différents comités absorberont, avec les assemblées du grand conseil, tout mon temps. Un de mes principes est de suivre notre vocation, quand même les devoirs qu'elle impose paraîtraient minutieux ; mais, malgré cela, il y a des saisons dans l'année où les affaires publiques n'exigent pas un aussi grand travail, alors comptez sur moi, je croirai impérieusement employer mon temps en vous aidant de mon mieux dans votre louable projet. Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous sollicite instamment de ne me pas oublier dans vos bonnes prières.

Signé : KIRCHBERGER.


      En général, c'était la mission de Saint-Martin de défendre la spiritualité contre le matérialisme des mystiques dans sa correspondance avant d'avoir à la défendre contre les sensualistes à l'Ecole normale.

      Il devait arriver à cette école dialecticien un peu exercé ; mais il eut à passer auparavant par une légère persécution et par un travail fort instructif pour un futur professeur, si l'on peut appliquer cette épithète à un élève de l'Ecole normale.

      La persécution fut petite, et Saint-Martin n'en gémit pas. Il se trouvait à Paris, après son séjour à Petit-Bourg dont nous avons parlé, lorsqu'il fut atteint par le décret du 27 germinal an II (1794), qui éloignait les nobles de la ville de Paris. Il se hâta de quitter. Ce fut sans murmure, mais avec le sentiment d'une situation aggravée. Dès le 30 germinal, il écrivit à son ami pour l'informer de son départ.

      « Je pars en vertu du décret sur les castes privilégiées et proscrites. Et c'est parmi elles que le sort m'a fait naître. Nous ne parlerons pas d'affaires publiques. Vous savez que je n'en parle pas ordinairement, et c'est moins le moment que jamais. »

      Il ne bouda pas et ne fut pas maltraité dans son pays. On l'aimait, on le vénérait à Amboise. Dès le mois suivant, le 27 floréal de l'an II, il fut chargé de dresser le catalogue des livres et manuscrits tirés des maisons ecclésiastiques de son district supprimées par la loi.

      Il aimait peu les livres et les bibliothèques ; il se plaisait à dire des choses sévères à ce sujet ; mais il avait une idée si haute de l'œuvre du temps, de la révolution, qu'il fut heureux de s'y trouver pour quelque chose. Il considérait sa besogne comme une pitié ; mais la transformation qui s'accomplissait en France, il la qualifiait de « grand mouvement, ayant un grand but et un grand mobile. » Il s'acquitta donc de sa tâche « comme d'une mission importante et profitable pour son esprit. » Il avait raison. Il y trouva de l'instruction et des « jouissances délicieuses pour son cœur. » Une de ses lettres déborde des « joies qu'il a éprouvées en suivant, dans la Vie de la sœur Marguerite du Saint-Sacrement, ce qu'il appelle « les développements magnifiques qu'elle a eus. »

      D'ailleurs la manière dont son travail fut apprécié par l'administration locale et par le comité de l'instruction publique lui donna une grande satisfaction et amena pour lui, de la part des autorités de son district, une marque d'estime plus considérable. Il fut choisi par cette administration, et de bons esprits aimeraient à voir rétablir les districts en place des sous-préfectures, pour le candidat qu'elle devait envoyer à l'Ecole normale. Il accepta encore, si singulière que fût cette vocation adressée à un homme de son âge.

      Le dévouement de Saint-Martin dans ces deux occasions est peut-être ce qui montre le mieux sa pensée politique. Telles sont la pureté et la fermeté de cette pensée qu'elle flétrit les excès et les violences du jour, mais s'attache aux principes et au dessein général ; elle ne se refuse pas l'épigramme même sanglante sur les fautes ou les horreurs, mais elle s'associe au travail « quand il ne s'agit ni de juger les humains ni de les tuer. »

      Ce sont là les propres paroles du philosophe.


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(2)  Je dois une copie de ce document et l'autorisation de le publier à l'heureux possesseur de l'original, M. Taschereau, administrateur en chef de la Bibliothèque impériale.

(3)  Nous avons ce document entre les mains.




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