CHAPITRE III
Le Maître Philippe à la Cour de Russie
Au cours d'une de ses conférences en Russie, en 1900, le Dr Papus eut l'occasion de parler de son Maître, le thaumaturge lyonnais, devant les plus notables personnages de l'aristocratie et de la Cour.
Quelque temps après, deux
dames russes de
la Cour, de passage à
Lyon, vinrent consulter le Maître
Philippe ; elles furent stupéfaites de ses pouvoirs
occultes
et de son ascendant surnaturel. Aussi n'eurent-elles de cesse qu'il
acceptât de les accompagner à
Cannes, où elles le
présentèrent au grand-duc Pierre Nicolaïevitch, à
sa femme, la grande
duchesse Militza, et à la sur de celle-ci,
la princesse Anastasie Romanovski,
duchesse de Leuchtenberg.
Le grand-duc Vladimir vint le visiter à
Lyon et le fit appeler en Russie. Le Maître s'y rendit en
octobre 1900.
J'ai raconté dans
Le
Mysticisme à la Cour de Russie quel étrange
milieu morbide était cette société russe
aristocratique
avide de
mysticisme et de merveilleux. On fut désireux de connaître
le mystérieux personnage dont Papus parlait avec tant de vénération.
Le Maître resta en Russie près de deux mois. Après
son retour, sa réputation s'accrut à tel point qu'elle
parvint jusqu'aux Souverains.
L'
Impératrice, en laquelle sommeillait le
goût du fantastique, et que certains font une sorte d'hystérique
névrosée, et le
Tsar, slave curieux d'expériences
troublantes, voulurent connaître un homme dont la renommée
vantait les pouvoirs surnaturels.
Ils profitèrent de
leur voyage en France pour le faire appeler auprès d'eux. Ce
fut la grande-duchesse Militza qui fit savoir au Maître Philippe
que l'Empereur et l'
Impératrice seraient heureux de s'entretenir
avec lui à
Compiègne.
M. Maurice
Paléologue, qui fut le dernier
ambassadeur de France à la Cour de Russie, a raconté dans
ses souvenirs, publiés en 1922, comment s'opéra la rencontre
du thaumaturge avec les Souverains.
(2)
Il dit tenir ces renseignements du policier russe
Manouilov, qui était en mission à
Paris, au service de
l'
Okhrana, et qui fut l'intermédiaire.
Le Maître Philippe arriva à
Compiègne
le 20 septembre. Manouilov fut chargé de le recevoir à
l'entrée du palais et de l'examiner un peu avant de le conduire
dans les appartements impériaux.
«
Je vis entrer, me dit-il, lui gros bonhomme,
avec une grosse moustache, habillé de noir, l'air modeste et
sérieux, l'air d'un instituteur endimanché ; son costume
était aussi ordinaire que possible, mais d'une impeccable propreté.
Il n'y avait de remarquable en lui que ses yeux : deux yeux bleus, à
demi cachés par de lourdes paupières, mais qui avaient
par instant un éclat et une douceur étranges... Il portait
au cou un petit sachet triangulaire de soie noire. Je lui demandai ce
que c'était. Il s'excusa mystérieusement de ne pouvoir
me répondre.
Plus tard, je lui ai toujours vu cette amulette
sur la poitrine. Un soir, comme j'étais seul en wagon avec lui,
et qu'il dormait en ronflant à plein nez, j'ai essayé
de lui enlever son talisman pour voir ce qu'il y avait dedans ; mais
à peine l'avais-je touché qu'il s'éveilla en sursaut.
»
Dès la première entrevue, le Maître
s'imposa à la pleine confiance des Souverains, qui le décidèrent
à venir s'installer en Russie. Il partit presque aussitôt.
Une maison lui fut préparée à Tsarskoïe-Selo,
la résidence impériale.
Son but principal était
d'influencer favorablement une grossesse de l'
Impératrice pour
avoir un héritier mâle.
Nicolas II avait, en effet, l'ardent désir
d'un fils, et la
Tsarine ne lui avait donné que des filles. Le
Dr. Schenk, de
Vienne, professeur d'accouchements, mandé auprès
de l'
Impératrice, lui avait imposé un régime spécial,
qui devait, à coup sûr, amener la naissance d'un garçon.
Une fille était née ! Jean de Cronstadt, le moine guérisseur,
aux prières duquel on avait fait appel, n'avait pas été
plus heureux.
Pendant une nouvelle grossesse de la
Tsarine, le
Maître Philippe déclara que l'
enfant attendu par le couple
impérial serait cette fois un garçon. La prédiction
s'étant réalisée, il vit à partir de ce
moment son
influence grandir de plus en plus. II fut comblé d'honneurs
: le
Tsar lui conféra un grade militaire équivalent à
celui de général de
division, avec droit de porter l'uniforme
du grade ; et -- suprême honneur -- il reçut l'autorisation
de pénétrer dans les appartements du
Tsar et de la
Tsarine
quand bon lui semblerait, sans se faire annoncer.
Peu à peu, il devint absolument indispensable.
Sitôt qu'il s'absentait de la Cour, l'on s'inquiétait,
et, à la moindre alerte, des messagers partaient à sa
recherche.
Etonnée qu'un homme doué de pouvoirs
aussi extraordinaires ne soit possesseur d'aucun titre officiel, pas
même celui de docteur en médecine, l'
Impératrice
lui fit octroyer, par l'Université de Moscou, le diplôme
de docteur. Mais comme le diplôme russe ne conférait pas,
à lui seul, le droit d'exercer la médecine en France,
elle pria l'ambassadeur de France à Petrograd de faire des démarches
pour qu'un diplôme équivalent soit délivré
à son protégé par le gouvernement français.
L'ambassadeur de France répondit que c'était
là une chose impossible, aucun diplôme n'étant délivré
honoris causa.
La
Tsarine ne fut pas convaincue. Profitant de
son second voyage en France, elle demanda un soir, après un dîner
de
gala, à Waldeck-Rousseau, alors président du Conseil
des Ministres, s'il ne lui serait pas possible de faire délivrer
un diplôme de docteur en médecine au "savant"
Philippe. Waldeck demeura un instant interloqué; il ne s'attendait
pas à une pareille demande ! Il dut expliquer à la
Tsarine
qu'il n'était pas en son pouvoir d'accorder la faveur qu'elle
lui demandait, le diplôme de docteur en médecine ne s'obtenant,
en France, qu'après avoir fait des études spéciales
et passé avec succès de difficiles examens.
«
Peut-être, dit la Tsarine, M.
le Président de la République le pourrait-il ? »
Waldeck-Rousseau apprit alors à l'
Impératrice
que, dans cet ordre d'idées, M. Loubet lui-même ne pouvait
absolument rien. Seul, un comité de grands médecins pouvait,
après examen, conférer le titre de docteur en médecine.
«
M. Philippe est cependant un très
grand médecin, » répliqua la
Tsarine. Et elle
quitta Waldeck assez dépitée...
*
* *
La faveur du Maître fut un instant éclipsée
à la suite d'une campagne acharnée menée contre
lui par les partis avancés de l'opposition et par le journal
Osvobojdewe : «
Le fait est indéniable, pouvait-on
lire dans ce journal,
Nicolas, pour les choses concernant sa famille,
comme pour celles concernant la politique étrangère et
l'administration intérieure ne prend aucune décision sans
avoir, au préalable, consulté le sieur Philippe ! Que
penser d'un régime confiant sans contrôle les destinées
de la Russie au premier charlatan venu ! »
Le Maître payait sa célébrité.
Des rapports secrets étaient adressés contre lui à
Nicolas II, soit de Russie, soit de France. Le chef de la police russe
à
Paris, Ratchkowski, s'était particulièrement
acharné à cette besogne. Il avait envoyé au
Tsar
un dossier très chargé contre lui. Le policier russe ne
l'accusait rien moins que de séquestration, d'abus de confiance,
etc. Dès réception du dossier, l'Empereur avait fait appeler
le thaumaturge et l'avait prié de prendre connaissance des pièces
qui y étaient contenues. La chose faite, le Maître avait
haussé les épaules et répondu : «
Sire,
si Votre Majesté a le moindre doute, je garde le dossier, le
remets entre les mains de la justice et demande la preuve de tout ce
qui s'y trouve contenu. » Le
Tsar, avait répondu en
souriant : «
Que voulez-vous ! C'est de la méchanceté
! Si j'en avais cru un mot, je ne vous l'aurais pas montré !
»
Devant ces attaques réitérées,
le Maître jugea néanmoins prudent de rentrer en France.
Il revint comblé de cadeaux, mais toujours poursuivi par la haine
du policier russe.
Il resta à
Lyon plusieurs mois, tout en
étant en relation avec le
Tsar et les personnages de la Cour,
avec lesquels il échangeait une correspondance suivie. Chaque
jour, son courrier lui apportait les suppliques de malades princiers,
de grands personnages en péril. Le Maître soignait à
distance, donnait des conseils aux uns et aux autres.
Rentré à
Lyon, où il croyait
échapper à la persécution, aux basses jalousies,
aux calomnies, voici que certains journaux parisiens imitant leurs confrères
slaves, répandaient sur son compte des bruits tendancieux; puis
des menaces, des manuvres policières vinrent l'assiéger
jusque dans l'intimité de son foyer. Des hommes suspects rôdaient
autour de son hôtel, notant les personnes qui le venaient visiter
; il était suivi dans tous ses déplacements ; son courrier
était décacheté ; ses télégrammes
-- et ils étaient nombreux -- étaient communiqués
à l'autorité administrative. J'ai su par M. Joseph Schewbel,
qui fut chef de bureau du cabinet du Préfet du Rhône, que
les messages chiffrés succédaient aux messages chiffrés.
Pendant plusieurs mois, le service du chiffre fut sur les dents. Il
ne se passait pas de
jours sans que de longs télégrammes
mystérieux fussent adressés de Russie au Maître
Philippe. Et il fallait les déchiffrer de toute urgence, car
l'impatience de la Cour de Russie n'admettait aucun retard !...
Le Maître partageait son temps entre sa volumineuse
correspondance, ses nombreux malades, et le laboratoire secret qu'il
avait installé au n° 6 de la rue du Buf, où il préparait
des remèdes
hermétiques, et notamment les extraordinaires
"pilules de vie"qu'il utilisa à la Cour de Russie.
Elles contenaient, disait-il, un tout-puissant
ferment de reconstitution,
et il ne les employait que très rarement, dans des cas
extrêmes.
Il remit plus tard, ces "pilules de vie" contenues dans un
petit flacon soigneusement clos, à son
disciple préféré
le Dr. Papus. Elles sont aujourd'hui en ma possession.
Bientôt, lettres et télégrammes
chiffrés venant de Russie ne pouvant plus suffire, le Maître,
sur les instances réitérées du grand-duc Nicolas
et de sa femme, venus à
Lyon pour faire opérer leur fils,
consentit à retourner en Russie, où nous le retrouvons
au début de 1903, à Livadia, résidence impériale
de la côte de Crimée. C'est là qu'il
initia l'Empereur
et l'
Impératrice aux pratiques du spiritisme et de l'occultisme
transcendantal.
De ce
jour, on peut dire que la
Tsarine Alexandra
Feodorovna ne prit jamais, au cours de son existence impériale,
une décision de quelque importance sans avoir, au préalable,
consulté les
esprits. Le
Tsar assistait parfois aux séances
d'évocations, et il finit par se livrer lui aussi aux expériences
spirites.
Consulté sur des questions de politique
intérieure et extérieure, le Maître assistait fréquemment
aux réunions de l'Empereur et de ses ministres. Il fut, dit-on,
l'inspirateur du noble projet du
Tsar rêvant d'instaurer parmi
les hommes le règne de la Paix universelle par le désarmement
général.
Secondé par le roi de Danemark et par les
grands-ducs, le Maître Philippe introduisit à la Cour le
mouvement martiniste et occultiste que le docteur Papus avait déjà
répandu dans les milieux
aristocratiques russes.
Une loge martiniste secrète, ayant pour
but de diriger la politique russo-balkanique et d'influencer la politique
européenne, d'après des données
occultes, fut fondée
au palais impérial. Le
Tsar Nicolas II en était le Président
(Phil... Inc…). Les S... I... étaient recrutés parmi les
Souverains, les grands-ducs et les conseillers d'Empire. Les séances
d'évocation y étaient fréquentes. Le Maître
Philippe les dirigeait.
Un des
esprits les plus souvent évoqués
par l'Empereur était celui de son père, Alexandre III.
On connaît le culte dont Nicolas II entourait la mémoire
de son père. Or, au cours des séances d'évocations,
l'
Esprit d'Alexandre III faisait fréquemment promettre à
son fils de maintenir intacte l'alliance franco-russe. Nicolas II promettait,
et cela ne contribua pas peu, dans la suite, à le maintenir hors
des
influences germanophiles de plus en plus grandissantes à
la Cour de Russie. M. Maurice
Paléologue dans le troisième
volume de ses souvenirs a raconté, d'après le récit
qui lui en a été fait, une séance d'évocation
du "Maître Spirituel", qu'il confond avec Papus,
ignorant
sans doute que cette appellation désignait le Maître Philippe.
Il s'agissait de la crise de libéralisme qui sévissait
alors en Russie et devenait menaçante pour l'autocratisme. L'Empereur
ne pouvait se résoudre à choisir entre ceux qui lui conseillaient
de faire la part aux exigences des temps modernes et d'inaugurer loyalement
le régime constitutionnel, et ceux qui lui démontreraient
qu'il n'avait pas le droit de renoncer à l'autocratisme ancestral.
Le Maître fut appelé à Tsarkoïé-Selo,
et, après une conversation avec l'Empereur et l'
Impératrice,
il fut décidé d'organiser pour le lendemain une séance
d'évocation.
«
Par une condensation
intense de sa volonté, par une exaltation prodigieuse de son
dynamisme fluidique, le 'Maître Spirituel' réussit à
évoquer le fantôme du très pieux tsar Alexandre
III ; des signes indubitables attestèrent la présence
du spectre invisible.
Malgré l'angoisse qui lui étreignait
le cur, Nicolas II demanda posément à son père
s'il devait ou non réagir contre le courant de libéralisme
qui menaçait d'entraîner la Russie. Le fantôme répondit
: "Tu dois, coûte que coûte, écraser la révolution
qui commence ; mais elle renaîtra un jour et sera d'autant plus
violente que la répression d'aujourd'hui aura dû être
plus rigoureuse. N'importe ! Courage, mon fils ! Ne cesse pas de lutter!"»
(3)
Au moment de la guerre russo-japonaise, le Maître
Philippe fut tenu au courant de différents projets russes contre
le Japon. Ces projets n'ayant pas abouti, les adversaires qu'il avait
à la Cour (et ils étaient nombreux) menèrent contre
lui une campagne très active auprès du
Tsar, allant même
jusqu'à l'accuser d'avoir divulgué au gouvernement japonais
les projets du gouvernement russe.
Quoi qu'il en soit, on finit par le trouver quelque
peu gênant. En raison de son
influence sur le
Tsar, il était
devenu pour les gouvernements une personnalité inquiétante,
un homme à surveiller et à éloigner si possible.
Tout fut mis en uvre pour cela.
Quelques
jours après, une dépêche
de l'
Eclair, du 25 novembre, venant de Saint-Pétersbourg
annonçait que «
M. Philippe, qui, par ses séances
de spiritisme, avait pris un si grand ascendant sur le Tsar, a dû
quitter la Cour. C'est surtout grâce aux conseils pressants du
médecin de l'Impératrice que l'expulsion de l'occultiste
a été signée. Ce médecin a montré,
eu effet, que les pratiques spirites étaient tout à fait
préjudiciables à la santé de l'Impératrice.
»
Il est inexact qu'un décret d'expulsion
ait été pris contre le Maître Philippe par le Ministre
de la Justice russe. La vérité est que la
Tsarine, devant
les provocations du puissant parti qui s'était formé contre
elle, en raison de la faveur impériale accordée au thaumaturge,
avait été obligée de céder et d'éloigner
le Maître, sous un vague prétexte, en le couvrant de
fleurs
et de présents.
_________________________________________________________________________________________________
(2) Maurice
Paléologue,
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre,
Tome I, p. 211.
Paris, Plon, éditeur.
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(3) Maurice
Paléologue,
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre,
Tome III, p. 93..
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