X L’Heptaplomerès de Jean Bodin
Les Sociniens se répandirent aussi en France. En 1566, un de leurs conventicules se manifeste à Lyon. Il faut vraisemblablement compter parmi leurs adhérents le fameux Jean Bodin, l'auteur des Six livres de la République. Dans cet ouvrage, il fait profession de la religion catholique ; mais, à côté de son uvre publique, il en accomplissait une secrète. Il laissa en mourant un écrit en manuscrit intitulé Heptaplomeres sive colloquium de rebus abditis, où il met aux prises, dans un dialogue philosophique qui a lieu à Venise, un juif talmudiste, Salomon ; un zwinglien, Curtius ; un catholique, Coroni, le maître de la maison ; un chrétien converti au mahométisme, Octave ; un luthérien, Fredericus ; un philosophe sceptique, Senanus ; enfin un déiste libre penseur, Toralba. Les personnages discutent les mérites des diverses religions. Les rôles principaux appartiennent à Salomon et à Toralba. Le point sur lequel roule en réalité toute la controverse, c'est la divinité du Christ et l'Incarnation. La dialectique du catholique Coroni est d'une faiblesse, d'une puérilité, qui révèle la pensée intime de l'auteur : il ne sait que s'en rapporter à l'Eglise, sans défendre ses convictions. La conclusion n'est pas exprimée d'une manière formelle ; mais Toralba l'indique : « Si la véritable religion est la naturelle, laquelle se fait assez connaître d'elle-même, ainsi que le montre non seulement Octave, mais ainsi que Salomon en demeure d'accord, qu'est-il besoin de Jupiter, du Christ, de Mahomet et de se feindre des dieux qui ont été mortels comme nous ? » Tous d'ailleurs se réunissent pour réclamer la tolérance la plus absolue en faveur de toutes les religions.
Les manuscrits latins et français de ce livre se multiplièrent pendant tout le
XVIIème siècle et eurent de nombreux lecteurs, si bien qu'en 1684, le
théologien Diecman consacra un ouvrage spécial à le réfuter :
Schediasma inaugurale de naturalismo tum aliorum tum maxime J. Bodini.
M. Baudrillart, dans son savant écrit sur
Jean Bodin et son temps, regarde comme certain que Bodin a fait exprimer ses propres pensées par Toralba. C'est aussi l'opinion de M. L. Noack qui, le premier, a édité l'
Heptaplomerès (53).
Jacques Gillot écrit à Scaliger (09
février 1607) au sujet de l'
Heptaplomerès : « C'est un livre bien fait, mais fort dangereux, parce qu'il se moque de toutes les
religions et enfin conclut qu'il n'y en a point. Aussi l'auteur n'en avait-il point lui-même : il mourut comme un
chien,
sine ullo sensus pietatis, n'étant ni juif, ni chrétien. » Le même écrivain ajoute : « Bodin était un étrange
compagnon en fait de
religion. Il mourut de la peste, à
Laon, en 1596, assez vieil et ne dit pas un mot de Jésus-Christ.» Le
protestant Grotius déclare que Bodin avait fait de grandes brèches à safoi par ses habitudes avec les Juifs »
(54).
Il y a deux choses à remarquer à propos de l'
Heptaplomerès et de son auteur : d'abord, l'origine à demi-juive de Bodin. Une tradition constante affirme qu'il avait pour m~re une juive, d'une de ces familles èmigrées d'Espagne qui vivaient en France sous la
tolérance tacite des autorités locales. Nous y reviendrons dans les dernières pages de cette étude.
Ensuite c'est à
Venise que Bodin place la scène de ces entretiens. Or c'était un des foyers du Socinianisme, et les Rose-Croix y eurent aussi des intelligences.
« C'est, dit Bodin lui-même au début de l'
Heptaplomerès, le port commun de toutes les nations ou plutôt du monde entier; car les Vénitiens non seulement aiment à voir parmi eux et à accueillir les étrangers ; mais on y peut vivre avec la plus grande
liberté, car tandis que partout ailleurs on est tourmenté par les guerres civiles, la crainte des tyrans, les exactions fiscales ou d'odieuses inquisitions sur ses opinions et ses
goûts,
Venise est presque la seule cité où l'on soit affranchi de tous ces genres de servitude. Aussi c'est là que viennent se
fixer tous ceux qui ont décidé de passer leur vie avec la plus grande
liberté et tranquillité possible, soit qu'ils veuillent exercer le commerce, soit qu'ils veuillent s'adonner aux loisirs dignes d'un homme libre. Tous ces personnages habitaient dans la maison de Coroni, et, s'il arrivait quelque chose de nouveau sur quelque point que ce soit du monde, ils en avaient des nouvelles par les amis avec qui ils étaient en correspondance à Rome, à Constantinople, à Augsbourg, à Séville, à
Anvers et à
Paris. »
En 1720, Toland dit expressément que les sodalités socratiques comptaient des adhérents à
Venise. Enfin, l'on sait que les Illuminés, à la fin du
XVIIIème siècle, eurent un centre très actif. Par sa position entre l'Orient et l'Occident, cette ville servait de communication et de point de rencontre aux gens de toutes les sectes. Au
moyen-âge, une partie de son aristocratie s'était laissée séduire par les doctrines averrhoistes, et toujours le Sénat et le Conseil des dix s'étaient montrés fort portés à restreindre l'exercice du pouvoir ecclésiastique.
Cantu décrit ainsi l'état d'
esprit des hautes classes à
Venise, à l'époque qui nous occupe :
« La franchise du commerce qui faisait également bien accueillir les Arméniens, les Turcs et les Juifs, favorisait l'indifférence de
Venise. L'auteur du
Discours aristocratiques sur le gouvernement des seigneurs vénitiens assure que, si un
luthérien ou un
calviniste venait à mourir, on permettait qu'il fût enseveli dans une
église, et que les curés ne s'en faisaient pas
scrupule. Toutefois il ajoute : « Je n'ai jamais connu un Vénitien fauteur de
Calvin ou de Luther, mais bien d'Epicure ou de Cremonini autrefois professeur de l'université de
Padoue, lequel affirme que notre
âme provient de la semence, comme celle de tout autre
animal, et qu'elle est mortelle par conséquent. Les partisans de cette scélératesse sont les principaux citoyens de cette ville, et plusieurs, en particulier, exercent des fonctions dans le gouvernement. »
Dès l'année 1520, Burckhard, gentilhomme allemand, écrivait à Spalatin, chapelain de l'électeur de Saxe, que Luther jouissait d'une grande estime à
Venise, et que ses livres circulaient malgré la défense du
patriarche, que le Sénat eut de la peine à permettre qu'on publiât l'
excommunication contre l'
hérésiarque (55).
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(53) J. Bodini colloquium Heptaplomeres, éd. Ludovicus Noack, Suerini Megaloburgensium, in-8°, 1857.
Præfatio, p. V.
(54) Baudrillart,
Jean Bodin et son temps, pp.112, 141, 142, 190, 221.
(55) Histoire des Italiens, traduction française, t. VIII, p. 504.