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Bhagavad-Gîtâ - Le Chant du Seigneur

(Traduction du sanskrit au français par Emile Sénart)
Emile Sénart
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INTRODUCTION (2/3)

Les limites chronologiques n'en sont rien moins que précises. Ce qui est sûr, c'est que, de bonne heure, au-dessous du niveau marqué pour nous par la tradition, ésotérique en un sens, des brâhmanas, des vieilles upanishads, naquirent ou se propagèrent des idées, des cultes nouveaux. La littérature sacerdotale fut plus ou moins lente à se les approprier ; mais, en somme, ils fournirent l'armature de la religion générale du pays. Issus, sans doute, de germes populaires, accueillis et fécondés par les dirigeants des hautes classes, ils forcèrent la forteresse des croyances et de l'organisation sociale propres à la primitive culture âryenne. C'est le temps où l'épopée se meut ou plonge ses racines. Là fermentent les éléments d'où rayonneront soit, sous leurs formes initiales, les sectes réputées orthodoxes, soit telle religion, comme le bouddhisme, qui, en rompant avec le ritualisme et la primauté brâhmaniques, se rejette formellement dans l'hétérodoxie.

      La foi à la transmigration est universellement acceptée ; elle domine pratiquement tous les esprits ; elle pénètre toutes les écoles. Pour tous, il s'agit de se libérer de ce retour éternel à des existences sans fin, d'assurer le « salut » (moksha). C'est le problème de la délivrance ; l'objet est commun à tous, diverses les voies qui y mènent.

      La classe sacerdotale tend à réserver ce privilège à l'accomplissement des rites dont elle a le dépôt. Plusieurs préconisent la pratique d'austérités auxquelles, sans doute sous l'influence persistante de vieilles notions magiques, on attribue une puissance supérieure à la résistance même des dieux. Puis, c'est le pouvoir merveilleux de la gnose (jñâna), connaissance de la vertu du sacrifice, connaissance surtout des intuitions transcendantes qu'exaltent les plus anciens livres qui proclamèrent l'unité en Brahman : une vision qui paraît avoir, de très bonne heure, enchanté et dominé l'âme hindoue et qui demeure, à travers les âges, comme le pôle vers lequel toujours elle gravite. Brahman devient le nom de l'absolu, mais il ne le devient que parce qu'il a d'abord désigné la prière, l'hymne et, par extension, l'ensemble du sacrifice.

      D'autre part, l'idée de la transmigration, une fois établie, se complète et s'organise ; le mérite acquis ou le démérite encouru pendant les existences terrestres, apparaît comme un capital moral, en crédit ou en débit ; la balance conditionne la nature des naissances qui se succéderont pour chacun, agréables ou pénibles. C'est ce qu'on appelle le Karman, littéralement l'« acte », le fruit des actes. Et il était naturel que le Karman prît ainsi figure de cause universelle, chaque action devenant nécessairement cause d'action, donc d'existence ultérieure. Parallèlement, dans la tradition sacerdotale, Karman désigne l'acte rituel auquel est attribuée une vertu infinie.

      Ces homonymies ont-elles jamais été purement accidentelles ? On voit, du moins, à quelles constructions elles risquaient d'encourager des esprits qui, impressionnables aux jeux mystiques, traversent une crise de croissance où ils se montrent à la fois très épris de formules, peu regardants sur la solidité des rapprochements, prompts à se payer de comparaisons et d'à peu près.

      Des deux voies où s'engage l'école védique et sacerdotale, l'une, celle de la gnose, se greffait sans doute sur la puissance qu'une superstition presque universelle attribue à la connaissance de mots et de formules réputés mystérieux ; l'autre était celle du sacrifice. Toutes deux pouvaient aisément converger en harmonisant leur discordance sous le vocable commun de « Brahman ».

      Cependant, pas plus que le respect des rites ne supprimait le prestige de l'ascèse, l'exaltation moniste n'épuisait la curiosité spéculative. Le « Yoga » qui devait discipliner et systématiser l'effort ascétique, en discerner les degrés et les effets, ouvrait une voie parallèle ; au-dessous de la vision éblouie de l'unité, la recherche philosophique consacrait au monde des réalités, à l'analyse plus ou moins serrée de ses éléments, un travail de classification et d'énumération d'où sortit aussi son nom de « Sâmkhya ».

      Assurément, toutes ces vues tendaient à se constituer en enseignements particuliers, en darçanas : Vedânta, Sâmkhya, Yoga, Mîmâmsâ. Dans la période ancienne, elles n'apparaissent pas encore ordonnées en théorèmes définitifs ; bien moins sont-elles ressenties isolément comme sources de vérité exclusives et inconciliables. Ce sont des tracés de pensée indépendants. Elles gardent une plasticité favorable à toutes les combinaisons ; et l'on s'affaire moins de comparer leur valeur rationnelle que de les compléter les unes par les autres et de multiplier d'autant les moyens de salut.

      On entrevoit dès lors comment des doctrines diverses – expression des plus primitives intuitions ou survivances de superstitions vénérables, tentatives de réflexion spontanée ou essais hésitants de généralisation – purent se rejoindre dans une atmosphère pacifique ; elles y demeuraient en suspension, prêtes soit à se rapprocher, soit à servir des initiatives religieuses qui entendaient s'en parer beaucoup plus qu'elles ne s'en déduisaient.

      Le développement d'une caste sacerdotale nombreuse, maîtresse de l'activité intellectuelle, à laquelle son pouvoir social et son autorité professionnelle assurent beaucoup de liberté avec beaucoup de ressources, le goût spontané de la race pour les classifications et sa mysticité naturelle créent ici une situation unique.

      Morcellement infini des enseignements consacrés, sous une multitude de maîtres autonomes, tant au rituel qu'à d'autres objets, au fur et à mesure qu'ils prennent corps ; mobilité des étudiants qui, en attendant qu'ils deviennent maîtres à leur tour, se trouvent, dans leur carrière volontiers itinérante, à même de puiser à des sources variées ; habitude prolongée pendant des siècles d'une méthode purement orale, donc facilement ouverte à toutes les influences, délibérées ou accidentelles : c'est de quoi préparer des syncrétismes auxquels son tour imaginatif et son besoin assez faible de logique rigoureuse inclinaient d'ailleurs l'esprit hindou. La force persuasive qu'exercent sur lui des rapprochements et des étymologies fantaisistes, le prédisposent à des combinaisons dont s'éblouit sa facilité brillante. Nulle orthodoxie catégorique ne le met en défense.

      Tel est le milieu où s'élabore la pensée religieuse de ce moyen-âge hindou. Il plonge dans les croyances et les pratiques de l'immigration âryenne ; il aboutit aux formes familières du brâhmanisme hindouiste. Il couvre donc une vaste évolution. Malheureusement, surtout dans la période ancienne, le mécanisme nous en échappe. La littérature védique a seule encore la parole : elle le masque beaucoup plus qu'elle ne le révèle. Tandis que le mouvement se poursuit dans les couches profondes, elle ne reflète que ce que professent les milieux élevés de la classe sacerdotale. Il faut compter avec le régime des classes et des castes, avec le privilège littéraire des brâhmanes. Les faits, ici, ne se classent pas seulement par leur âge, mais par le niveau social auquel ils correspondent. Le rapport qu'il est naturel d'établir entre la genèse des idées et la date des livres risque d'être décevant.

      Les brâhmanas, très particulièrement le Çatapatha, font des allusions assez enveloppées à la métempsycose et au dogme du Karman. On a cru pouvoir en conclure que, de leur temps, ces conceptions étaient encore tout juste naissantes. Ils semblent parfois envisager les renaissances dans l'au-delà et prévoir pour les Mânes, pour ceux du moins à qui leurs mérites n'auraient pas conquis l'immortalité parmi les dieux, l'éventualité d'une mort nouvelle. On en a conclu que, de cette notion que l'on suppose primitive, (que l'on présente d'ailleurs plus précise qu'elle ne m'apparaît), se serait lentement élaborée, par voie d'analogie ou de développement logique, toute la théorie de la transmigration. Base bien fragile et bien étroite pour une croyance qui a fait une si large fortune ! Se peut-il que, destinée à exercer sur l'esprit hindou une emprise si profonde, si irrévocable, elle soit sortie non d'un fait général, d'une orientation spontanée des imaginations, mais d'une déduction théologique ? Conçoit-on, si elle n'eût pas été solidement constituée antérieurement au Çatapatha brâhmana, à la Brihadâranyaka, à la Chândogya upanishad, qu'elle eût pu, à l'heure où naissait le bouddhisme, détenir l'autorité souveraine que nous lui voyons dès lors ?

      Ne faut-il pas bien plutôt renverser les termes ? Ce n'est pas de la Re-mort (punarmrityu, c'est-à-dire, en réalité, punahpunarmrityu) qu'est sorti le Samsâra ; c'est la popularité acquise à la doctrine du Samsâra qui aurait suggéré soit de doubler Mrityu, la mort, d'un équivalent marqué au coin de cette doctrine, la mort répétée, Punarmrityu, soit de placer sous le patronage d'un grand sage brâhmanique ce nom auguste du « Karman », dans lequel se fondaient et la conception du mérite moral et la vieille notion brâhmanique de la toute-puissance du rite.

      Dans ses cercles privilégiés, la classe sacerdotale prolongea bien au delà des temps où elles purent jouir d'une action générale et populaire – ne pourrait-on pas dire qu'elle les prolonge aujourd'hui encore ? – les traditions qui formaient le trésor de ses croyances propres et le fondement de son autorité. Les brâhmanas sont des manuels du ritualisme védique. Leur cycle littéraire représente beaucoup moins des idées en formation que des combinaisons, verbales ou légendaires, propres à glorifier pratiques et notions consacrées. Les doctrines différentes qui, agissant ou dominant à des étages inférieurs, n'ont pas eu le pouvoir de s'individualiser en symboles autonomes, ne s'y manifestent que par occasions. Affleurement sporadique qui atteste du moins leur préexistence. Dès longtemps, sans doute, elles tendaient à pénétrer dans l'enseignement comme elles avaient fait dans la vie. Elles n'y apparurent définitivement installées et faisant corps avec lui que dans cette stratification nouvelle de la littérature épique où, des apports divers et des tentatives d'accommodation réciproque, se dégagea finalement la physionomie mobile, assez floue, de l'orthodoxie classique.


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(1)  Il importe peu que plusieurs, appartenant à une époque plus basse, expriment un syncrétisme déjà plus consolidé en thème doctrinal.




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