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Bhagavad-Gîtâ - Le Chant du Seigneur

(Traduction du sanskrit au français par Emile Sénart)
Emile Sénart
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INTRODUCTION (3/3)

Tout, on l'a vu, favorisait, dans cette période, l'éclosion de groupements qui, malgré leur indépendance relative, puisaient en somme à un même réservoir commun. Combien de passages, de vers, de formules se retrouvent dans des ouvrages qui relèvent soit de sectes, soit d'écoles différentes !

      La Bhagavadgîtâ en offre elle-même bien des exemples.

      Il n'est pas question d'y voir l'exposé des vues personnelles et de la libre méditation d'un penseur original. Les incohérences en seraient inimaginables, autant que les fragiles essais de conciliation qu'on y voit pondre, dans un temps et chez un auteur pour qui se seraient posées nettement les incompatibilités et les exigences respectives de principes rivaux.

      D'autre part, plusieurs des données propres au Sâmkhya classique – telle la multiplicité infinie des âmes – ne s'y manifestent pas ; certaines énumérations caractéristiques de la doctrine y accusent des variantes ou montrent un état sensible encore de fluidité. L'usage flottant de termes significatifs comme mâyâ, prakriti, yoga, etc., donne à penser qu'ils n'étaient pas, à l'époque de la rédaction, à tout le moins pour le milieu où elle s'élabora, rigoureusement stabilisés dans un emploi technique défini (2). Autant de motifs de plus qui interdisent de chercher ici un aménagement calculé de théories antérieurement achevées et ennemies.

      De bonne heure, un vif sentiment de l'instabilité, de la fragilité des choses, inspire à l'âme hindoue des vues de renoncement. Des lignées de Yogins enseignent, en même temps qu'une moralité sévère, les mérites d'une ascèse mesurée, d'une existence détachée de tout calcul terrestre. Pratiques de tendance, volontiers dédaigneuses des rites védiques, elles ne pouvaient manquer de chercher un point d'appui dans des données théoriques. La Bhagavadgitâ est visiblement sortie de quelqu'une de ces confréries. Elles constituaient les cadres solides de la vie religieuse, lui fournissaient ses éléments les plus actifs, les plus tourmentés de besoins de piété et de méditation. De ce milieu, elle reçut le trésor composite des traditions scolaires. Mais pour que cet héritage s'unifiât, au moins extérieurement, pour qu'il s'individualisât en une secte, il fallait le ressort d'une force propre, comme un pôle de cristallisation.

      Partout, mais en Inde plus qu'ailleurs, une secte naît et croît parfaitement sans achever un système original de conceptions qui embrassent tous les problèmes de la conscience religieuse. Une orientation particulière peut suffire. Voyez le bouddhisme des origines. Il paraît, du fait de son fondateur, avoir bénéficié d'une impulsion personnelle puissante ; il prit vite l'importance d'une véritable religion. Combien, cependant, il proclame peu de théorèmes neufs ! Combien peu il s'appuie sur des spéculations explicites ! Combien, son principe moral posé, il se satisfait souvent avecc des énumérations et des formules peu chargées de pensée religieuse originale ! Quelle ne fut pas cependant sa fortune !

      Cette force d'une inspiration dominante, ardente et jeune, la Bhagavadgîtâ la possède au plus haut point. Aux différents moyens de salut – que j'ai signalés – auxquels elle se réfère et qu'elle ne se refuse guère à associer, elle en ajoute un : c'est la croyance, la dévotion, l'abandon absolu à Krishna-Vâsudeva. Sous le titre de Bhagavat, Krishna est pour elle le Dieu suprême de qui la faveur assure le seul vrai bien – au sentiment de la tradition brâhmanique – l'union totale en l'Etre absolu auquel la secte l'identifie. C'est, d'un seul mot, la Bhakti (3).

      Cette doctrine a, dans l'Inde, une longue histoire. Depuis l'Epopée jusqu'à nos jours, elle y forme un grand courant ininterrompu, encore que canalisé en bien des branchements. Elle s'est tournée vers des personnalités divines variées. Elle s'est adressée parfois à Çiva ; cependant, dès les origines, ses attaches les plus stables sont avec Nârâyana-Vishnu et les personnages divins comme Vâsudeva-Krishna qui se sont fondus dans le cycle vishnouite. Sur ce thème, des écoles successives brodèrent plus d'une variation légendaire ou théologique ; tels les Pâñcarâtras, qui ajustent en combinaisons artificielles des personnages mythiques et des conceptions abstraites. Ce sont fantaisies scolastiques et produits d'un âge plus récent. Notre poème, et ce n'est pas son moindre prix, remonte à une période plus primitive de syncrétisme spontané.

      Il n'apporte pas un dogme serti dans des enchaînements rationnels. La Bhakti n'est pas une thèse philosophique ; c'est l'expression passionnée d'un culte personnel ; il ne se propose pas de la démontrer ; il la superpose à une tradition religieuse qui doit lui faire piédestal. A cette piété, tout est bon qui magnifie son objet.

      On reconnaît là, précisée en une application définie, une tendance monothéiste qui se fait jour en bien des manières. N'est-ce pas elle qui, ailleurs encore, subordonnant l'Etre un et universel lui-même, le Brahman des upanishads, à une notion réputée supérieure, la présente – elle « vingt-sixième » – comme une catégorie suprême par delà le terme le plus élevé de l'échelle sârnkhya ? qui couronne le yoga athée du personnage aussi honoré qu'illogique d'Içvara ? N'est-ce pas elle, aussi, qui, pénétrant dans le bouddhisme, accorde à l'acte de dévotion le plus simple, s'il s'adresse au Seigneur Buddha, une efficacité qui, raisonnablement, devrait être réservée à la pratique héroïque du devoir moral ?

      Ce mouvement remonte, je crois, très haut ; de bonne heure, il exerça une action étendue et puissante.

      La « philosophie épique » résume, tel que, sous l'action de la classe sacerdotale, il s'opéra, tant avec ses notions héréditaires (4) qu'avec les essais de la réflexion libre, le mélange ou, pour mieux dire, le tassement de deux nouveautés capitales : le dogme de la transmigration qui avait fini par s'imposer à tous, et une vive poussée de monothéisme qui se lia à l'éclosion, au développement dans la conscience populaire, de divers personnages divins. Elle n'apparaît guère comme un effort de pensée raisonnante. Elle est aanentiellement la combinaison, moins organique qu'extérieure et verbale, d'apports d'origines diverses. Les actives communications d'écoles les rapprochaient ; une ardente mysticité s'empressait à en harmoniser les dissonances. L'économie du salut dominait tout. L'orthodoxie sacerdotale, si morcelée dans ses organes, trouvait d'ailleurs satisfaction dans le domaine éminent qui restait acquis à ses traditions, à ses pratiques, à ses privilèges.

      De toute cette spéculation, la Bhagavadgîtâ reflète avec une particulière évidence le caractère composite, les flottements et les imprécisions. Elle s'ordonne à un fait beaucoup plus général, mais elle l'éclaire vivement ; elle nous aide à en saisir le caractère et à en apprécier la portée.


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      La foi des Bhâgavatas est florissante dès le IIème siècle avant notre ère. Plusieurs inscriptions l'attestent ; dans l'une d'elles, un Grec, Héliodore, envoyé d'un roi hellénique du Nord-Ouest, Antialkidas, la confesse ; il lui consacre un monument pieux. On ne peut douter que, à l'heure où elle se manifestait ainsi, élevait des temples et étendait ses conquêtes à des prosélytes étrangers, elle ne fût loin déjà de ses débuts. Un document comme la Bihagavadgîtâ, où la pensée des Bhâgavatas se présente sous une forme encore très générale, peu systématisée, doit être antérieure à des monuments où le rayonnement de la secte se signale par des édifices importants et une propagande heureuse.

      On a tout naturellement essayé d'en préciser la date en se fondant sur des indices directs empruntés au texte. Ces tentatives n'ont mis en lumière aucun argument décisif. Elles s'accordent mal ; elles flottent entre le IIIème siècle avant et le IIIème siècle après notre ère. Comment balanceraient-elles des conclusions que paraissent commander des témoignages épigraphiques ? Des deux dates, la plus haute se rapproche seule des vraisemblances.

      La Bhakti a certainement dans l'Inde de très profondes racines. Elle est beaucoup moins un dogme qu'un sentiment ; ce sentiment, toute la suite de l'histoire et de la poésie en atteste la vitalité puissante. Déjà, dans les hymnes védiques, l'enthousiasme pieux éclate en expressions vibrantes de quasi-monothéisme ; le goût passionné de l' « Un » pénètre la plus ancienne métaphysique : les Hindous, même âryens, étaient largement préparés à s'incliner devant des unités divines. Les personnalités surhumaines devaient sortir en nombre de la fermentation religieuse que, au-dessous du niveau traditionnel, favorisait, avec les mélanges ethniques, le pullulement des traditions locales et qui poussait au premier plan des figures comme Vishnu, Krishna, Çiva, soit entièrement nouvelles, soit renouvelées par leur importance imprévue. Il n'était besoin pour cela d'aucune action étrangère. La notion d'un Dieu personnel conçu sous l'aspect religieux et sans raideur philosophique, sans exclusion expresse de tout un polythéisme subordonné, n'est pas une découverte qui éclate à un certain jour. L'idée essentielle, même si elle ne s'explicite pas, sommeille dans toute âme humaine. Il est aussi vain de chercher dans la bhakti, l'adoration de Krishna, et dans le prasâda, la faveur du dieu, une influence de la foi et de la pensée chrétiennes, qu'un emprunt au dogme chrétien dans le dieu du Çvetadvîpa.

      Tout entière, la Bhagavadgîtâ est un recueil de strophes et de morceaux que la tradition centrale de la secte a groupés autour de son idée maîtresse. Il a dû être d'abord confié à la mémoire. Il se peut assurément que plusieurs vers y aient pris place tardivement. Il n'importe guère : ils n'en ont pu altérer le caractère général. Mais à quelle date précise l'ensemble a-t-il été dérobé par l'écriture à tous les hasards ? C'est ce qu'il est, quant à présent, impossible, je crois, de décider. Tout ce que j'ose dire, c'est que je ne vois pas que l'œuvre se doive ramener plus bas que le IIIème siècle avant notre ère. Ainsi avait conclu Telang. Si je ne puis m'approprier tous ses considérants, il est juste de se souvenir que, à l'heure où il écrivait, il n'avait point connaissance de ceux qui me paraissent, jusqu'à nouvel ordre, les plus décisifs.

      Je n'oublie pas que l'on a prétendu discerner des étapes successives par lesquelles, après s'être ébranlé peu à peu au-dessus de son rôle primitif de héros guerrier ou de prophète religieux, le dieu des Bhâgavatas se serait élevé graduellement à son rang souverain et finalement confondu avec l'Ame universelle. En ce qui touche les origines lointaines du personnage de Krishna, je n'ai pas à décider ici entre les hypothèses. Mais pour ce qui est de cette identification suprême, elle ne saurait s'expliquer par un mouvement progressif ; une pensée réfléchie n'aurait pu manquer d'en sentir le paradoxe. Expression extrême d'un culte exalté, elle exclut, bien plus qu'elle ne l'appelle, l'idée d'une évolution lente. Personne, d'ailleurs, ne conteste sans doute que, bien avant le IIIème siècle, le monisme des upanishads eût préparé le terrain. Sur le nom de Nârâyana identifié à Purusha, la fusion du Dieu personnel avec l'Etre absolu s'était faite de bonne heure. Des passages comme Çatap. Brâhm., XIII, 6, I, I ; XII, 3, 4, II n'ont de sens que si elle avait été, dès le temps où ils remontent, réellement professée.


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      Notre poème se place au cœur d'une évolution religieuse dont il synthétise beaucoup d'éléments. Peu d'agencement systématique, mais un syncrétisme pieux dont l'ardeur n'entend rien sacrifier. Médiocrement embarrassé des inconsistances, il s'applique à ne rien abandonner d'un trésor de spéculations qui, si elles s'accordent mal, ne s'opposent pas pour les consciences en thèses incompatibles.

      La Bhagavadgîtâ condense ainsi en affirmations hautaines ou développe en images fortes, parfois bizarres, en tout cas ramasse comme en un foyer éclatant, l'essentiel des conceptions où, de bonne heure, le génie religieux de l'Inde s'est hardiment élevé. Que l'enthousiasme de la nouveauté en ait parfois exalté outre mesure la valeur poétique, qu'une illusion indulgente ait estimé trop haut la portée consciente de quelques-uns de ses philosophèmes, il se peut. Elle est, à coup sûr, un miroir très précieux de l'antique « Sagesse des hindous » ; elle en reflète beaucoup de visions nobles et émouvantes. C'en est assez pour lui mériter, parmi tous ceux qui pensent, des lecteurs attentifs, sympathiques et respectueux.


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(2)  Il est, au reste, remarquable que les manuels classiques des systèmes soient relativement assez récents.

(3)  Il y a apparence que l'affectation du mot à un culte qui a un « bhagavat » pour objet a été favorisée par la présence dans les deux termes du même support, le verbe bhaj.

(4)  On reconnaîtra, je pense, de plus en plus, combien de rêveries et de formules traditionnelles, mythiques même, ont réagi sur la réflexion et s'y sont mêlées. C'est ce dont j'ai essayé de dégager un exemple en signalant dans la théorie des trois guna un prolongement de la vieille image védique des trois mondes. Il est clair qu'une esquisse moins sommaire que cette notice ne devrait pas manquer de dresser et de suivre – dans la double série ritualiste et mythologique – la liste des notions ou des images (karman, brahman, vidyâ, etc. ; guna, purusha, mâyâ, etc.) qui ont joué un rôle plus ou moins actif dans la vieille spéculation.




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