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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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III - LE MONT ST-MICHEL ET SON HISTOIRE

I - ÉPOQUE GAULOISE – LE MONT BÉLÉNUS – LES DRUIDESSES DE TOMBELÈNE

Dans les temps celtiques, la baie de Saint-Michel ne ressemblait pas à ce qu'elle est aujourd'hui. Un bois épais s'étendait sur une partie des grèves actuelles. Les bouquets d'arbres qui forment un nid de verdure sur l'escarpement du Mont sont un dernier reste de cette forêt. Tout au bout, entre l'océan des chênes et celui des flots, se dressait la pyramide granitique qui devint plus tard le Mont-Saint-Michel. Les druides l'avaient consacré au dieu solaire et le nommaient Tom Bélen. Après César, les Romains conquérants de la Gaule lui conservèrent cette dénomination et l'appelèrent Mons Tumba ou Tumulus Beleni. Une caverne s'ouvrait dans les flancs du roc. On s'y trouvait comme dans un temple circulaire soutenu par des monolithes bruts. C'était le Neimheidh ou sanctuaire des aïeux, tirant son nom d'un patriarche immémorial, ancêtre des Gaëls et des Kymris. Là, dans le demi-jour de la crypte, reluisaient des faisceaux de javelots, des piles de casques, dépouilles de vaincus, trophées de victoires gauloises, des lingots d'or, des bracelets de guerriers. Dans le fond, on voyait, rangés en demi-cercle, les étendards de diverses tribus celtiques, aux ailes bariolées, veillant comme des génies attentifs sur le trésor. Un collège de neuf prophétesses appelées Sènes habitait ce sanctuaire défendu par la forêt sacrée et le sauvage océan. Sur ces rochers et aux alentours, les druidesses célébraient leurs rites, leurs mystères, leurs sacrifices. Les marins qui affrontaient la mer venaient les consulter dans cette caverne. C'est là qu'elles rendaient leurs oracles, qu'elles vendaient à prix d'or ces flèches magiques en bois de frêne, à pointe de cuivre, barbelées de plumes de faucon, qui étaient censées détourner les orages, et que les Gaulois lançaient dans la nue quand grondait la foudre. Les Sènes répandaient une terreur mystérieuse. On les appelait des fées, c'est-à-dire des êtres semi-divins, capables de révéler l'avenir, de revêtir diverses formes d'animaux, de circuler invisibles, dans les rivières, de voyager avec le vent.

     Comme la plupart des religions anciennes, la religion druidique avait deux faces : l'une extérieure, populaire et superstitieuse ; l'autre intérieure, secrète et savante. Le culte des druidesses en représentait la face populaire et passionnelle. La science et la tradition des druides en constituaient la partie profonde et philosophique. Les témoignages des plus grands politiques, historiens, voyageurs, naturalistes et philosophes de l'antiquité sont d'accord sur ce point, et contredisent absolument ceux d'entre les modernes qui ne veulent voir dans les druides que d'habiles sorciers, exploiteurs de la crédulité populaire. César dit « qu'ils étudiaient les astres et leurs révolutions, l'étendue du monde et des terres, la nature des choses, la force et la puissance des dieux immortels ». Il ajoute que, pour les affaires d'Etat, ils se servaient de l'alphabet grec ; mais qu'ils considéraient comme un sacrilège de confier leurs préceptes à l'écriture, ce qui implique nécessairement l'idée d'une doctrine secrète. Diodore de Sicile leur attribue la doctrine pythagoricienne. Il les appelle « des hommes qui connaissent la nature divine et sont en quelque sorte en communication avec elle. » Ammien Marcellin dit que, « s'élevant au-dessus des choses humaines, ils proclamèrent les âmes immortelles ». Pline les nomme « les mages de l'Occident ». Cicéron vante la science du druide Divitiac qu'il hébergea longtemps à Rome.

      Qu'était-ce donc que cette doctrine des druides ? Elle a survécu par fragments dans les triades bardiques, dans quelques vieilles traditions du pays de Galles, de l'Irlande et de la Bretagne. Ses grandes lignes reparaissent dans le mystère des bardes bretons (18). « Les âmes, disaient les druides, sortent de l'abîme de la nature, où règne l'implacable fatalité ; mais elles émergent dans Abred, le cercle des transmigrations, où tous les êtres subissent la mort et progressent par la liberté ; enfin, elles atteignent Gwynfyd, le cercle du bonheur, où tout procède de la vie éternelle, où l'âme retrouve son génie primitif et recouvre la mémoire de ses existences précédentes. Quant au cercle de Dieu, Ceugant, océan de l'infini, il enveloppe et contient les trois autres, les soutient de son souffle, les pénètre de sa vie. » Sous sa forme originale, cette conception rappelle la grande doctrine des Mystères. Elle dut venir aux druides d'une initiation égyptienne ou orientale. Mais ce qu'il y a d'essentiellement celtique et occidental dans la doctrine des druides, ce qui la marque au coin de la race, c'est le sentiment énergique de la personnalité humaine, c'est son affirmation croissante à mesure qu'elle monte dans les éblouissements de la lumière divine. Ce génie propre, qui fait que chaque âme ne ressemble à aucune autre et poursuit un archétype qu'elle atteindra dans le cercle du bonheur, c'est-à-dire dans son ciel, druides et bardes l'appellent Awen. L'Awen, c'est l'étincelle divine de chaque être, c'est l'inspiration du barde, c'est le génie du prophète. Sa poursuite ardente précipite la course des grandes âmes à travers les existences, elle devient la raison d'être de la vie, la torche de Gwynfyd allumée dans l'abîme ténébreux d'Abred. Individualité et universalité, sentiment de l'humain et du divin, liberté et sympathie sont les deux traits originaux du génie celtique, le plus vibrant, le plus compréhensif, le plus humain des génies. Ils se retrouvent dans la doctrine, des bardes, écho de la sagesse druidique : « Trois choses, disent-ils, sont primitivement contemporaines : l'homme, la liberté et la lumière. » Dans cette hardie triade, les ancêtres de Vercingétorix et de Taliésinn ont résumé, comme dans une fanfare, le génie de toute leur race.

      L'origine des druides remonte dans la nuit des temps, à l'aube crépusculaire de la race blanche émergeant de ses forêts humides. « Les hommes des chênes sacrés » furent ses premiers sages. Car l'ombre de certains arbres versait la sagesse, leur murmure l'inspiration. Les druidesses sont peut-être plus anciennes encore, s'il faut en croire Aristote, qui fait venir le culte d'Apollon à Délos de prêtresses hyperboréennes. Les druidesses furent d'abord les libres inspirées, les pythonisses de la forêt. Les druides s'en servirent originairement comme de sujets sensibles, aptes à la clairvoyance, à la divination. Avec le temps, elles s'émancipèrent, se constituèrent en collèges féminins, et, quoique soumises hiérarchiquement à l'autorité des druides, elles agissaient de leur propre mouvement. Il est probable qu'elles favorisèrent l'institution des sacrifices humains qui fut la grande cause de décadence du druidisme. Cette aberration sanguinaire, commune à tous les barbares, fut poussée à l'excès par l'héroïsme même des Gaulois qui trouvaient un plaisir sauvage à défier la mort, à se jeter sous le couteau par bravade. L'horrible institution trouvait un excitant plus dangereux encore dans l'idée singulière qu'on faisait joie aux ancêtres en leur dépêchant les âmes des vivants, et qu'on gagnait ainsi leur protection. Les druides avaient leurs collèges au centre de la Gaule ; les druidesses régnaient seules dans les îles de l'Océan Atlantique. Leurs règles variaient selon les collèges. A l'île de Sein, elles étaient vouées à une virginité perpétuelle. A l'embouchure de la Loire, au contraire, les prêtresses des Namnètes étaient mariées et visitaient leurs maris furtivement, à la nuit close, sur des barques légères qu'elles conduisaient elles-mêmes. Ailleurs encore, dit Pline, elles ne pouvaient révéler l'avenir qu'à l'homme qui les avait profanées. En somme, les druidesses représentaient la religion de la nature, livrée à tous les caprices de l'instinct et de la passion. D'étranges lueurs sillonnaient ces ténèbres, éclairs de voyantes ou rayons perdus de la vieille sagesse des druides.

      Au Mont-Bélénus, elles avaient substitué au culte mâle du soleil celui de la lune qui favorisait leurs maléfices, leurs philtres et leurs incantations. Elles s'y livraient la nuit sur l'îlot aujourd'hui appelé Tombelène. Là, le marin téméraire, qui osait approcher avec le flux, voyait quelquefois des rondes de femmes demi-nues agitant des flambeaux. Mais on racontait que, si l'étranger était assez fou pour aborder, l'ouragan chassait son embarcation au large et que d'effrayantes visions le poursuivaient au loin sur les eaux.

      Et pourtant le chef gaulois, qui méditait une guerre lointaine, était tenté d'aborder là. Car souvent, malgré les présents donnés aux neuf Sènes, malgré les coupes d'argent, les colliers de corail et ces beaux bracelets en or tordu, orgueil des guerriers, malgré l'oracle solennel prononcé dans le Neimheidh par l'aînée des prophétesses, il n'avait obtenu que de vagues prédictions. La seconde vue était rare, le délire sacré se perdait, et les jalouses druidesses étaient avares de leur science. Mais un bruit courait parmi les tribus : « Quiconque forçait l'amour d'une druidesse lui arrachait le secret de la destinée. » Grand sacrilège ! cent fois pour une, on y risquait sa vie. Cette pensée aiguillonnait le Gaulois, ouvrait toutes grandes les ailes de son désir. N'avait-il pas vu de simples colons tributaires tendre la gorge au couteau pour quelques cruches de vin qu'on distribuait libéralement à ses amis avant de mourir ? Lui-même n'avait-il pas exposé son corps blanc et nu, dans la fête des lances, pour voir couler son sang rouge comme une parure ? N'avait-il pas, au mugissement des trompes d'airain, aux notes stridentes du bardit qui ébranle l'air comme une tempête, poussé son cheval hennissant et cabré au milieu des légions romaines ? Un nouveau frisson secouait son corps quand, par une nuit noire, il dirigeait sa nacelle vers l'îlot de Koridwen, où des torches mouvantes annonçaient la présence des neuf Sènes et leurs danses magiques. Ces flammes errantes au bord du grand océan annonçaient la limite de deux mondes, l'île du Trépas. Là le guettait l'Amour ou la Mort !... Non, ses aïeux n'avaient pas frissonné ainsi, à l'escalade du temple de Delphes, quand la foudre tonnait dans la gorge noire d'Apollon !

      Sur l'îlot, au milieu d'un cercle de pierres, se mouvaient en ronde, et torches en main, les neuf Sènes. Elles étaient vêtues de tuniques noires, bras et jambes nus, les unes avec des faucilles d'or au flanc, les autres avec des carquois d'or remplis de flèches sur les épaules toutes couronnées de verveine. Elles tournaient autour d'un feu surmonté d'un vase de cuivre, où écumait l'eau, et y jetaient des herbes et des fleurs. Dans ce vase, elles élaboraient leurs philtres et invoquaient Koridwen avec des interjections courtes et haletantes.

      Quelquefois donc, au milieu de leurs cérémonies, les prêtresses voyaient s'avancer dans leur cercle un guerrier au casque coiffé d'ailes d'aigle, son épaisse chevelure d'une teinte enflammée roulant en grosses tresses sur son dos, le regard fier, le bouclier quadrangulaire et l'épée à la main. « Par Bel-Héol aux cheveux de flamme, qui réchauffe le cœur de l'homme, je demande asile aux prophétesses. Pour savoir ma destinée de l'une de vous, je donne ma vie en gage. Je la jette comme ce bouclier et cette épée dans le cercle des dieux ! » Affolées de stupeur et ramassées en un groupe, les Sènes écoutaient ce défi ; puis, avec un cri sauvage, une clameur stridente, elles se jetaient sur l'audacieux. Il se laissait faire en riant. En un instant il était désarmé, terrassé, lié par les neufs femmes changées en Furies : « Que la plus jeune fasse le sacrifice à Koridwen, disait-la plus âgée des druidesses. » Car la loi des Sènes voulait que le profanateur mourût sur-le-champ. Dédaigneux, il chantait en les bravant : « Par Bel-Héol, frappez... je ne vous crains pas, frappez le fils du soleil, filles de la lune..., prêtresses de la nuit. Frappez ! Et libre je partirai pour le grand voyage. Ma langue dira mon chant de mort au milieu du cercle de pierres ; mon sang coulera dans la corne d'or, sous la main de la femme. Avance,... la corne d'or dans ta main,... la main sur le couteau,... le couteau sur la tête !... »

      Et le couteau brillait dans la main d'une femme échevelée sur ce beau corps palpitant, garrotté sur le roc. Mais quelquefois le regard farouche de la druidesse, fasciné par celui de sa victime, se troublait d'un vertige inconnu ; son bras se glaçait ; le couteau tombait de sa main. Dans son œil hagard, une immense pitié succédait à la fureur sacrée. Alors, malheur à elle..., la sacrificatrice devenait la victime. L'homme avait vaincu. Livrée au vainqueur, la druidesse devait mourir à sa place. Ses compagnes poussaient un cri d'horreur, une malédiction terrible. Elles jetaient sur l'abandonnée l'ache et la cendre en détournant la tête. Puis, elles s'enfuyaient à la hâte sur leurs barques, rapides comme des mouettes, saisies d'épouvante, en jetant dans la nuit des notes aiguës avec l'écume de leurs rames.

      Et pour trois jours, l'île de la Mort devenait l'île de l'Amour ! Trois jours, trois nuits de grâce, trois sourires de lune nuptiale et funèbre, voilà ce que les Sènes implacables accordaient à leur sœur maudite et condamnée. Libre au vainqueur d'effeuiller sa couronne de verveine, d'arracher tout ce qu'il pouvait au cœur de la druidesse, domptée par l'amour et vouée au suicide ou au supplice. Plein de stupeur et d'un effroi sacré, il contemplait cette fiancée muette, assise au bord de sa tombe, grâce redoutable, amère volupté que lui accordait Koridwen, la déesse de la nuit. Dans quel abandonnement de tout son être et de sa couronne défaite, il la voyait choir jusqu'au fond de l'abîme, d'où elle rebondissait avec des étonnements, des joies, des sursauts, et les affolements de la mort imminente. Ah ! les guirlandes d'églantines effeuillées dans la grotte basse, mouillée des flots, les longues étreintes, les baisers, les murmures entrecoupés par le battement rythmique de la vague ! Souvent elle l'interrompait au milieu des plus fous transports : « Tais-toi, disait-elle, et laisse-moi écouter... Je sais ce que murmure la pointe des arbres et quels sont les divins souffles qui parlent dans les troncs. Je veux te dire ce que m'ont dit de toi les génies, pendant que je dormais là-bas, dans la forêt, sous les bouleaux, où gémissent les harpes suspendues dans les branches. » Et elle disposait par terre toutes sortes de rameaux d'arbres noués avec des feuilles de chênes. Elle formait ainsi les runes ou les lettres magiques. Et, d'après ces signes amoureusement entrelacés, elle prédisait au chef les jours, les batailles, la destinée inévitable, le trépas heureux et prompt ou la dure vieillesse et l'esclavage abhorré. La nuit, avec de grands frissons, elle s'échappait de ses bras et courait au sommet de l'îlot inondé de la clarté lunaire. Là, avec des gestes austères et chastes, elle invoquait pour lui les grands ancêtres des Gaëls et des Kymris, Ogham, Gwyd et Teudad. Puis, excitée par l'odeur de la verveine froissée, elle entrait en délire. Alors le Gaulois accroupi sur la roche sentait avec épouvante et stupeur que le monde des ombres lui disputait déjà cette femme qu'il pressait tout à l'heure dans ses bras chauds et puissants. Car tandis que le nimbe lunaire semblait descendre sur l'île et qu'une brume l'enveloppait, il comprenait aux mouvements de la druidesse, à ses cris d'effroi, à ses interjections suppliantes qu'elle s'entretenait avec des fantômes, invisibles pour lui, mais que les yeux grands ouverts de la Sène voyaient glisser dans la brume. Ah ! Koridwen se vengeait, lui reprenait sa proie ! Fou de désir, d'inquiétude, de compassion, il arrachait la prophétesse à son délire et l'entraînait dans la grotte profonde. Là, sur le lit de feuilles de chênes frais et de bouleau parfumé, après les larmes délicieuses, lentement versées et longuement bues, elle l'étonnait bien davantage, en lui confiant les grands secrets de la sagesse des druides. Elle devenait plus belle et presque terrible, ses yeux le transperçaient comme deux poignards, quand elle lui révélait les trois cercles de l'existence : Annoufen, l'abîme ténébreux d'où sort toute vie ; Kilk y Abred, où les âmes émigrent de corps en corps ; Kilk y Gwynfyd, le ciel radieux où règne le bonheur, où l'âme recouvre sa mémoire primordiale, où elle retrouve son Awen, son génie primitif. Alors elle disait de ces choses étranges et inquiétantes qui, huit siècles plus tard, tombaient encore des lèvres du vieux Taliésinn et faisaient faire des signes de croix aux moines hibernais dans le couvent de Saint-Gildas : « La mort est le milieu d'une longue vie. Gwyd, le grand Voyant, m'a poussée hors de la nuit primitive avec la pointe d'un bouleau ; j'ai été marquée du signe d'une étoile par le sage des sages, dans le monde primitif où j'ai reçu l'existence. Goutte d'eau, j'ai joué dans la nuit ; feu, j'ai dormi dans l'aurore ; j'ai été primevère dans la prairie, serpent tacheté de la montagne, oiseau de la forêt. J'ai transmigré, sur la terre, avant de devenir voyante. J'ai transmigré, j'ai dormi dans cent îles ; dans cent villes j'ai demeuré. Ecoute les prophéties ; ce qui doit être sera. »

      Et la troisième nuit, elle devenait sérieuse, impassible, visionnaire sous l'étreinte. Son âme déjà semblait absente. A la première lueur de l'aube, la druidesse elle-même pressait le départ du guerrier. Gravement, elle-même attachait à son cou, comme un talisman, le collier de coquilles consacrées. Elle-même allumait une torche de résine et la fixait à la barque longue et mince, creusée dans un tronc d'arbre, qui devait emporter le héros. Cette torche signifiait l'âme de la druidesse malheureuse, qui, chassée du sanctuaire de Bel-Héol, en proie aux tempêtes de la terre, devait, après les temps révolus, guider par delà l'océan le chef qu'elle avait aimé ! Redevenue la prophétesse inabordable, la mort solennelle dans les yeux, elle-même conduisait comme dans un rêve son époux dans la barque, et puis, poussant un cri terrible, la lançait sur les flots. Alors, le rameur emporté par le flux était poursuivi par un chant, doux et sauvage qui venait du rivage de l'île : « Prends garde ! Tu m'as possédée vivante ; morte je te posséderai et ne te quitterai plus ! Je serai dans l'orage, je serai dans la brise. Je vibrerai dans le rayon de lune, je palpiterai dans les ténèbres ! Fils de Bel-Héol, par Koridwen, je prends possession de toi !... Souviens-toi des prophéties ! Tu me verras dans la barque du départ... Ce qui doit être sera... »

      Et la druidesse, assise sur son rocher, ne voyait plus qu'une torche dansant sur les flots, image de sa propre âme qui fuyait hors d'elle-même. Quand le flambeau avait disparu, elle vidait une coupe remplie du suc empoisonné de l'if mêlé de belladone. Aussitôt un sommeil lourd engourdissait ses membres, et d'épaisses ténèbres recouvraient pour toujours les yeux de la voyante. Lorsqu'au matin les Sènes, les rameuses jalouses accouraient sur leurs barques, elles ne trouvaient plus qu'un cadavre déjà glacé par la torpeur de la mort et la rosée du matin.

      Aujourd'hui, Tombelène n'est plus qu'un îlot aride, élevé à quarante mètres au-dessus de la grève. Il a pour base des rochers abrupts dont les crêtes percent au sommet le sol sablonneux. On y voit quelques pans de murailles en ruine et une grotte naturelle au midi. Quand les chrétiens baptisèrent le Tom Bélen du nom de Saint-Michel, la pauvre île délaissée hérita de ce nom. Est-ce le vague souvenir des scènes étranges et sauvages des temps druidiques, transmis et travesti d'âge en âge ? Est-ce une fatalité attachée à ce lieu ? Est-ce le simple effet de sa mélancolie naturelle ? Toujours de tristes légendes y ont flotté. Les trouvères du moyen âge prétendirent que la nièce du roi de Bretagne Hoël avait été enfermée là par un géant et y était morte « dolente de grand doulour ». Ils disaient qu'on entendait autour de l'îlot « grands plors, grands sospirs et grands cris ». Plus tard, les paysans de la côte racontèrent qu'une jeune fille du nom d'Hélène, n'ayant pu suivre Montgommery, son amant, qui allait avec le duc Guillaume conquérir l'Angleterre, se laissa trépasser là quand elle eut perdu de vue, dans la vapeur de l'océan, le vaisseau qui emportait sa vie. D'où viennent ces bizarres traditions répétant toujours un fait analogue ? D'où vient enfin cet usage singulier qui subsistait parmi les pêcheurs normands il y a une trentaine d'années? Lorsqu'on lançait une barque à la mer, on allumait une chandelle à la poupe et les pêcheurs chantaient :

La chandelle de Dieu est allumée,
Au saint nom de Dieu soit alizée,
Au profit du maître et de l'équipage.
Bon temps, bon vent pour conduire la barque,
Si Dieu plaît ! Si Dieu plaît ! (19)

      « La chandelle de Dieu » est une survivance du flambeau de Bélen qui brûlait dans les fêtes druidiques. En elle brille encore, – inconscient, – le symbole des âmes inextinguibles tordues par le vent sur la barque du destin, et vacille un pâle, un dernier ressouvenir de la druidesse mourante, – et oubliée.


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(18)  Traduit par Adolphe Pictet ; Genève, 1854. On en a contesté l'authenticité. On a prétendu que ces triades étaient une fabrication de théologiens du XVIème siècle, comme on a prétendu que les livres d'Hermès n'avaient rien d'égyptien, que la kabbale juive était une invention d'un rabbin du XIIIème siècle. Qu'une teinte chrétienne se soit répandue avec les siècles sur la tradition orale des bardes, cela est certain. Mais les idées fondamentales qui en constituent la charpente et la raison d'être, à savoir la transmigration des âmes et la doctrine des trois mondes, n'ont rien à faire avec la théologie chrétienne du moyen-âge. Elles ne peuvent venir que des druides et par eux de la grande tradition ésotérique de l'antiquité.

(19)  Beaurepaire, Etude sur la chanson populaire en Normandie, 1856.




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