Vous êtes ici : Livres, textes & documents | Les Grands Initiés | VII – Le triomphe et la mort

Les Grands Initiés

Edouard Schuré
© France-Spiritualités™






LIVRE II
KRISHNA – L'INDE ET L'INITIATION BRAHMANIQUE


VII – LE TRIOMPHE ET LA MORT

Après avoir instruit ses disciples sur le mont Mérou, Krishna se rendit avec eux sur les bords de la Djamouna et du Gange, afin de convertir le peuple. Il entrait dans les cabanes et s'arrêtait dans les villes. Le soir, aux abords des villages, la foule se groupait autour de lui. Ce qu'il prêchait avant tout au peuple, c'était la charité envers le prochain. « Les maux dont nous affligeons notre prochain, disait-il, nous poursuivent ainsi que notre ombre suit notre corps. – Les œuvres qui ont pour principe l'amour du semblable sont celles qui doivent être ambitionnées par le juste, car ce seront celles qui pèseront le plus dans la balance céleste. – Si tu fréquentes les bons, tes exemples seront inutiles ; ne crains pas de vivre parmi les méchants pour les ramener au bien. – L'homme vertueux est semblable au multipliant gigantesque dont l'ombrage bienfaisant donne aux plantes qui l'entourent la fraîcheur de la vie. » Parfois Krishna, dont l'âme débordait maintenant d'un parfum d'amour, parlait de l'abnégation et du sacrifice d'une voix suave et en images séduisantes : « De même que la terre supporte ceux qui la foulent aux pieds et lui déchirent le sein en la labourant, de même nous devons rendre le bien pour le mal. – L'honnête homme doit tomber sous le coup des méchants, comme l'arbre santal, qui, lorsqu'on l'abat, parfume la hache qui l'a frappé. » Lorsque les demi-savants, les incrédules ou les orgueilleux lui demandaient de leur expliquer la nature de Dieu, il répondait par des sentences comme celles-ci : « La science de l'homme n'est que vanité ; toutes ses bonnes actions sont illusoires quand il ne sait pas les rapporter à Dieu. – Celui qui est humble de cœur et d'esprit est aimé de Dieu ; il n'a pas besoin d'autre chose. – L'infini et l'espace peuvent seuls comprendre l'infini ; Dieu seul peut comprendre Dieu. »

      Ce n'étaient pas les seules choses nouvelles de son enseignement. Il ravissait, il entraînait la foule surtout, par ce qu'il disait du Dieu vivant, de Vishnou. Il enseignait que le maître de l'univers s'était incarné déjà plus d'une fois parmi les hommes. Il avait paru successivement dans les sept rishis, dans Vyasa et dans Vasichta. Il paraîtrait encore. Mais Vishnou, au dire de Krishna, se plaisait quelquefois à parler par la bouche des humbles, dans un mendiant, dans une femme repentante, dans un petit enfant. Il racontait au peuple la parabole du pauvre pêcheur Dourga, qui avait rencontré un petit enfant mourant de faim sous un tamarinier. Le bon Dourga, quoique ployé sous la misère et chargé d'une nombreuse famille qu'il ne savait comment nourrir, fut ému de pitié pour le petit enfant et l'emmena chez lui. Or, le soleil s'était couché, la lune montait sur le Gange, la famille avait prononcé la prière du soir, et le petit enfant murmura à mi-voix : « Le fruit du cataca purifie l'eau ; ainsi les bienfaits purifient l'âme. Prends tes filets, Dourga ; ta barque flotte sur le Gange. » Dourga jeta ses filets, et ils ployèrent sous le nombre des poissons. L'enfant avait disparu. Ainsi, disait Krishna, quand l'homme oublie sa propre misère pour celle des autres, Vishnou se manifeste et le rend heureux dans son cœur. Par de tels exemples, Krishna prêchait le culte de Vishnou. Chacun était émerveillé de trouver Dieu si près de son cœur, quand parlait le fils de Dévaki.

      La renommée du prophète du mont Mérou se répandit en Inde. Les pâtres qui l'avaient vu grandir et avaient assisté à ses premiers exploits, ne pouvaient croire que ce saint personnage fût le héros impétueux qu'ils avaient connu. Le vieux Nanda était mort. Mais ses deux filles, Sarasvati et Nichdali, que Krishna aimait, vivaient encore. Diverse avait été leur destinée. Sarasvati, irritée du départ de Krishna, avait cherché l'oubli dans le mariage. Elle était devenue la femme d'un homme de caste noble, qui l'avait prise pour sa beauté. Mais ensuite il l'avait répudiée et vendue à un vayçia ou marchand. Sarasvati avait quitté par mépris cet homme pour devenir une femme de mauvaise vie. Puis, un jour, désolée dans son cœur, prise de remords et de dégoût, elle revint vers son pays et alla trouver secrètement sa sœur Nichdali. Celle-ci, pensant toujours à Krishna, comme s'il était présent, ne s'était point mariée et vivait auprès d'un frère comme servante. Sarasvati lui ayant conté ses infortunes et sa honte, Nichdali lui répondit :

      – Ma pauvre sœur ! je te pardonne, mais mon frère ne te pardonnera pas. Krishna seul pourrait te sauver.

      Une flamme brilla dans les yeux éteints de Sarasvati.

      – Krishna ! dit-elle ; qu'est-il devenu ?

      – Un saint, un grand prophète. Il prêche sur les bords du Gange.

      – Allons le trouver ! dit Sarasvati. – Et les deux sœurs se mirent en route, l'une flétrie par les passions, l'autre embaumée d'innocence, – et cependant toutes deux consumées d'un même amour.

      Krishna était en train d'enseigner sa doctrine aux guerriers ou kchatryas. Car tour à tour il entreprenait les brahmanes, les hommes de la caste militaire et le peuple. Aux brahmanes, il expliquait avec le calme de l'âge mûr les vérités profondes de la science divine ; devant les rajas, il célébrait les vertus guerrières et familiales avec le feu de la jeunesse ; au peuple, il parlait, avec la simplicité de l'enfance, de charité, de résignation et d'espérance.

      Krishna était assis à la table d'un festin chez un chef renommé, lorsque deux femmes demandèrent à être présentées au prophète. On les laissa entrer à cause de leur costume de pénitentes. Sarasvati et Nichdali allèrent se prosterner aux pieds de Krishna. Sarasvati s'écria en versant un torrent de larmes :

      – Depuis que tu nous à quittées, j'ai passé ma vie dans l'erreur et le péché ; mais, si tu le veux, Krishna, tu peux me sauver !...

      Nichdali ajouta :

      – Oh ! Krishna, quand je t'ai vu autrefois, j'ai su que je t'aimais pour toujours ; maintenant que je te retrouve dans ta gloire, je sais que tu es le fils de Mahadéva !

      Et toutes les deux embrassèrent ses pieds. Les rajas dirent :

      – Pourquoi, saint rishi, laisses-tu ces femmes du peuple t'insulter par leurs paroles insensées ?

      Krishna leur répondit :

      – Laissez-les épancher leur cœur ; elles valent mieux que vous. Car celle-ci a la foi et celle-là l'amour. Sarasvati la pécheresse est sauvée dès à présent parce qu'elle a cru en moi, et Nichdali, dans son silence, a plus aimé la vérité que vous par tous vos cris. Sachez donc que ma mère radieuse, qui vit dans le soleil de Mahadéva, lui enseignera les mystères de l'amour éternel, quand vous tous serez encore plongés dans les ténèbres des vies inférieures.

      A partir de ce jour, Sarasvati et Nichdali s'attachèrent aux pas de Krishna et le suivirent avec ses disciples. Inspirées par lui, elles enseignèrent les autres femmes.

      Kansa régnait toujours à Madoura. Depuis le meurtre du vieux Vasichta, le roi n'avait pas trouvé de paix sur son trône. La prophétie de l'anachorète s'était réalisée : le fils de Dévaki était vivant ! Le roi l'avait vu, et devant son regard il avait senti se fondre sa force et sa royauté. Il tremblait pour sa vie comme une feuille sèche, et souvent, malgré ses gardes, il se retournait brusquement, s'attendant à voir le jeune héros, terrible et radieux, debout sous sa porte. – De son côté, Nysoumba, roulée sur sa couche, au fond du gynécée, songeait à ses pouvoirs perdus. Lorsqu'elle appris que Krishna, devenu prophète, prêchait sur les bords du Gange, elle persuada au roi d'envoyer contre lui une troupe de soldat et de l'amener garrotté. Quand Krishna les aperçut, il sourit et leur dit :

      – Je sais qui vous êtes et pourquoi vous venez. Je suis prêt à vous suivre auprès de votre roi ; mais, avant, laissez-moi vous parler du roi du ciel, qui est le mien.

      Et il commença à parler de Mahadéva, de sa splendeur et de ses manifestations. Quand il eut fini, les soldats rendirent leurs armes à Krishna en disant :

      – Nous ne t'emmènerons pas prisonnier auprès de notre roi, mais nous te suivrons chez le tien.

      Et ils restèrent auprès de lui. Kansa, ayant appris cela, fut fort effrayé. Nysoumba lui dit :

      – Envoie les premiers du royaume.

      Ainsi fut fait. Ils allèrent dans la ville où Krishna enseignait. Ils avaient promis de ne pas l'écouter. Mais quand ils virent l'éclat de son regard, la majesté de son maintien et le respect que lui témoignait la foule, ils ne purent s'empêcher de l'entendre. Krishna leur parla de la servitude intérieure de ceux qui font le mal et de la liberté céleste de ceux qui font le bien. Les kchatryas furent pleins de joie et de surprise, car ils se sentirent comme délivrés d'un poids énorme.

      – En vérité, tu es un grand magicien, dirent-ils. Car nous avions juré de te mener au roi avec des chaînes de fer ; mais il nous est impossible de le faire, puisque tu nous as délivrés des nôtres.

      Ils s'en retournèrent auprès de Kansa et lui dirent :

      – Nous ne pouvons t'amener cet homme. C'est un très grand prophète et tu n'as rien à craindre de lui.

      Le roi, voyant que tout était inutile, fit tripler ses gardes et mettre des chaînes de fer à toutes les portes de son palais. Un jour cependant, il entendit un grand bruit dans la ville, des cris de joie et de triomphe. Les gardes vinrent lui dire : « C'est Krishna qui entre dans Madoura. Le peuple enfonce les portes, il brise les chaînes de fer. » Kansa voulut s'enfuir. Les gardes même l'obligèrent à rester sur son trône.

      En effet, Krishna, suivi de ses disciples et d'un grand nombre d'anachorètes, faisait son entrée dans Madoura, pavoisée d'étendards, au milieu d'une multitude entassée d'hommes qui ressemblait à une mer agitée par le vent. Il entrait sous une pluie de guirlandes et de fleurs. Tous l'acclamaient. Devant les temples, les brahmes se tenaient groupés sous les bananiers sacrés pour saluer le fils de Dévaki, le vainqueur du serpent, le héros du mont Mérou, mais surtout le prophète de Vishnou. Suivi d'un brillant cortège et salué comme un libérateur par le peuple et les kchatryas, Krishna se présenta devant le roi et la reine.

      – Tu n'as régné que par la violence et le mal, dit Krishna à Kansa, et tu as mérité mille morts, parce que tu as tué le saint vieillard Vasichta. Pourtant tu ne mourras pas encore. Je veux prouver au monde que ce n'est pas en les tuant qu'on triomphe de ses ennemis vaincus, mais en leur pardonnant.

      – Mauvais magicien ! dit Kansa, tu m'as volé ma couronne et mon royaume. Achève-moi.

      – Tu parles comme un insensé, dit Krishna. Car, si tu mourais dans ton état de déraison, d'endurcissement et de crime, tu serais irrévocablement perdu dans l'autre vie. Si, au contraire, tu commences à comprendre ta folie et à te repentir dans celle-ci, ton châtiment sera moindre dans l'autre, et, par l'entremise des purs esprits, Mahadéva te sauvera un jour.

      Nysoumba, penchée à l'oreille du roi, murmura :

      – Insensé ! profite de la folie de son orgueil. Tant qu'on est vivant, il reste l'espoir de la vengeance.

      Krishna comprit ce qu'elle avait dit sans l'avoir entendu. Il lui jeta un regard sévère, de pitié pénétrante :

      – Ah ! malheureuse ! toujours ton poison. Corruptrice, magicienne noire, tu n'as plus dans ton cœur que le venin des serpents. Extirpe-le, ou un jour je serai forcé d'écraser ta tête. Et maintenant tu iras avec le roi dans un lieu de pénitence pour expier tes crimes sous la surveillance des brahmanes.

      Or, après ces événements, Krishna, avec le consentement des grands du royaume et du peuple, consacra Ardjouna, son disciple, le plus illustre descendant de la race solaire, comme roi de Madoura. Il donna l'autorité suprême aux brahmanes, qui devinrent les instituteurs des rois. Lui-même demeura le chef des anachorètes, qui formèrent le conseil supérieur des brahmanes. Afin de soustraire ce conseil aux persécutions, il fit bâtir pour eux et pour lui une ville forte au milieu des montagnes, défendue par une haute enceinte et par une population choisie. Elle s'appelait Dwarka. Au centre de cette ville se trouvait le temple des initiés, dont la partie la plus importante était souterrainement cachée (32).

      Cependant, lorsque les rois du culte lunaire apprirent qu'un roi du culte solaire était remonté sur le trône de Madoura et que les brahmanes, par lui, allaient devenir les maîtres de l'Inde, ils firent entre eux une ligue puissante pour le renverser. Ardjouna, de son côté, groupa autour de lui tous les rois du culte solaire de la tradition blanche, aryenne, védique. Du fond du temple de Dwarka, Krishna les suivait, les dirigeait. Les deux armées se trouvaient en présence, et la bataille décisive était imminente. Cependant Ardjouna, n'ayant plus son maître auprès de lui, sentait son esprit se troubler et faiblir son courage. Un matin, au point du jour, Krishna apparut devant la tente du roi, son disciple :

      – Pourquoi, dit sévèrement le maître, n'as-tu pas commencé le combat qui doit décider si les fils du soleil ou les fils de la lune vont régner sur la terre ?

      – Sans toi je ne le puis, dit Ardjouna. Regarde ces deux armées immenses et ces multitudes qui vont s'entre-tuer.

      De l'éminence où ils étaient placés, le seigneur des esprits et le roi de Madoura contemplèrent les deux armées innombrables, rangées en ordre, l'une en face de l'autre, on y voyait briller les cottes de mailles dorées des chefs ; des milliers de fantassins, de chevaux et d'éléphants attendaient le signal du combat. A ce moment, le chef de l'armée ennemie, le plus vieux des Kouravas, souffla dans sa conque marine, dans la grande conque dont le son ressemblait au rugissement d'un lion. A ce bruit, on entendit tout à coup sur le vaste champ de bataille des hennissements de chevaux, un bruit confus d'armes, de tambours et de trompettes, – et ce fut une grande rumeur. Ardjouna n'avait plus qu'à monter sur son char traîné par des chevaux blancs et à souffler dans sa conque d'un bleu céleste pour donner le signal du combat aux fils du soleil. Mais voici que le roi fut submergé de pitié et dit, très abattu :

      – En voyant cette multitude en venir aux mains, je sens tomber mes membres ; ma bouche se dessèche, mon corps tremble, mes cheveux se dressent sur ma tête, ma peau brûle, mon esprit tourbillonne. Je vois de mauvais augures. Aucun bien ne peut venir de ce massacre. Que ferons-nous avec des royaumes, des plaisirs, et même avec la vie ? Ceux-là mêmes pour lesquels nous désirons des royaumes, des plaisirs, de joies, sont debout là pour se battre, oubliant leur vie et leurs biens. Précepteurs, pères, fils, grands-pères, oncles, petit-fils, parents, vont s'entre-égorger. Je n'ai pas envie de les tuer pour régner sur les trois mondes, mais bien moins encore pour régner sur cette terre. Quel plaisir éprouverais-je à tuer mes ennemis ? Les félons morts, le péché retombera sur nous.

      – Comment t'a-t-il saisi, dit Krishna, ce fléau de la peur, indigne du sage, source d'infamie qui nous chasse du ciel ? Ne sois pas efféminé. Debout !

      Mais Ardjouna, accablé de découragement, s'assit en silence et dit :

      – Je ne combattrai pas.

      Alors Krishna, le roi des esprits, reprit avec un léger sourire :

      – Ô Ardjouna ! je t'ai appelé le roi du sommeil pour que ton esprit veille toujours. Mais ton esprit s'est endormi, et ton corps a vaincu ton âme. Tu pleures sur ceux qu'on ne devrait pas pleurer, et tes paroles sont dépourvues de sagesse. Les hommes instruits ne se lamentent ni sur les vivants ni sur les morts. Moi et toi et ces commandeurs d'hommes, nous avons toujours existé et nous ne cesserons jamais d'être à l'avenir. De même que dans ce corps l'âme éprouve l'enfance, la jeunesse, la vieillesse, de même elle l'éprouvera en d'autres corps. Un homme de discernement ne s'en trouble pas. Fils de Bharat ! supporte la peine et le plaisir d'une âme égale. Ceux qu'ils n'atteignent plus, méritent l'immortalité. Ceux qui voient l'essence réelle voient l'éternelle vérité qui domine l'âme et le corps. Sache-le donc, ce qui traverse toutes les choses est au-dessus de la destruction. Personne ne peut détruire l'Inépuisable. Tous ces corps ne dureront pas, tu le sais. Mais les voyants savent aussi que l'âme incarnée est éternelle, indestructible et infinie. C'est pourquoi, va combattre, descendant de Bharat ! Ceux qui croient que l'âme peut tuer ou qu'elle est tuée se trompent également. Elle ne tue ni n'est tuée. Elle n'est pas née et ne meurt pas, et ne peut pas perdre cet être qu'elle a toujours eu. Comme une personne rejette de vieux habits pour en prendre de nouveaux, ainsi l'âme incarnée rejette son corps pour en prendre d'autres. Ni l'épée ne la tranche, ni le feu ne la brûle ni l'eau ne la mouille, ni l'air ne la sèche. Elle est imperméable et incombustible. Durable, ferme, éternelle, elle traverse tout. Tu ne devrais donc t'inquiéter ni de la naissance, ni de la mort, ô Ardjouna ! Car pour celui qui naît, la mort est certaine ; et, pour celui qui meurt, la naissance. Regarde ton devoir sans broncher ; car, pour un kchatrya, il n'y a rien de mieux qu'un juste combat. Heureux les guerriers qui trouvent la bataille comme une porte ouverte sur le ciel ! Mais si tu ne veux pas combattre ce juste combat, tu tomberas dans le péché, abandonnant ton devoir et ta renommée. Tous les êtres parleront de ton infamie éternelle, et l'infamie est pire que la mort pour celui qui a été honoré (33).

      A ces paroles du maître, Ardjouna fut saisi de honte et sentit rebondir son sang royal avec son courage. Il s'élança sur son char et donna le signal du combat. Alors Krishna dit adieu à son disciple et quitta le champ de bataille, car il était sûr de la victoire des fils du soleil.

      Cependant Krishna avait compris que pour faire accepter sa religion des vaincus, il fallait remporter sur leur âme une dernière victoire plus difficile que celle des armes. De même que le saint Vasichta était mort percé d'une flèche, pour révéler la vérité suprême à Krishna, de même Krishna devait mourir volontairement sous les traits de son ennemi mortel, pour implanter jusque dans le cœur de ses adversaires la foi qu'il avait prêchée à ses disciples et au monde. Il savait que l'ancien roi de Madoura, loin de faire pénitence, s'était réfugié chez son beau-père Kalayéni, le roi des serpents. Sa haine, toujours excitée par Nysoumba, le faisait suivre par des espions, guettant l'heure propice pour le frapper. Or, Krishna sentait que sa mission était terminée et ne demandait, pour être accomplie, que le sceau suprême du sacrifice. Il cessa donc d'éviter et de paralyser son ennemi par la puissance de sa volonté. Il savait que, s'il cessait de se défendre par cette force occulte, le coup longtemps médité viendrait le frapper dans l'ombre. Mais le fils de Dévaki voulait mourir loin des hommes, dans les solitudes de l'Himavat. Là, il se sentirait plus près de sa mère radieuse, du vieillard sublime et du soleil de Mahadéva.

      Krishna partit donc pour un ermitage qui se trouvait dans un lieu sauvage et désolé, au pied des hautes cimes de l'Himavat. Aucun de ses disciples n'avait pénétré son dessein. Seules Sarasvati et Nichdali le lurent dans les yeux du maître par la divination qui est dans la femme et dans l'amour. Quand Sarasvati comprit qu'il voulait mourir, elle se jeta à ses pieds, les embrassa avec fureur et s'écria :

      – Maître ! ne nous quitte pas !

      Nichdali le regarda et lui dit simplement :

      – Je sais où tu vas. Si nous t'avons aimé, laisse-nous te suivre !

      Krishna répondit :

      – Dans mon ciel, il ne sera rien refusé à l'amour. Venez !

      Après un long voyage, le prophète et les saintes femmes atteignirent des cabanes groupées autour d'un grand cèdre dénudé, sur une montagne jaunâtre et rocheuse. D'un côté, les immenses dômes de neige de l'Himavat ; de l'autre, dans la profondeur, un dédale de montagnes ; au loin, la plaine, l'Inde perdue comme un songe dans une brume dorée. Dans cet ermitage vivaient quelques pénitents en vêtement d'écorce, aux cheveux tordus en gerbe, la barbe longue et le poil non taillé, sur un corps tout souillé de fange et de poussière, avec des membres desséchés par le souffle du vent et la chaleur du soleil. Quelques-uns n'avaient qu'une peau sèche sur un squelette aride. En voyant ce lieu triste, Sarasvati s'écria :

      – La terre est loin et le ciel est muet. Seigneur, pourquoi nous as-tu conduits dans ce désert abandonné de Dieu et des hommes ?

      – Prie, répondit Krishna, si tu veux que la terre se rapproche et que le ciel te parle.

      – Avec toi le ciel est toujours présent, dit Nichdali ; mais pourquoi le ciel veut-il nous quitter ?

      – Il faut, dit Krishna, que le fils de Mahadéva meure percé d'une flèche, pour que le monde croie à sa parole.

      – Explique-nous ce mystère.

      – Vous le comprendrez après ma mort. Prions.

      Pendant sept jours, ils firent les prières et les ablutions. Souvent le visage de Krishna se transfigurait et paraissait comme rayonnant. Le septième jour, vers le coucher du soleil, les deux femmes virent des archers monter vers l'ermitage.

      – Voici les archers de Kansa qui te cherchent, dit Sarasvati ; maître, défends-toi !

      Mais Krishna, à genoux près du cèdre, ne sortait pas de sa prière. Les archers vinrent ; ils regardèrent les femmes et les pénitents. C'étaient de rudes soldats, faces jaunes et noires. En voyant la figure extatique du saint, ils restèrent interdits. D'abord, ils essayèrent de le tirer de son extase en lui adressant des questions, en l'injuriant et en lui jetant des pierres. Mais rien ne put le faire sortir de son immobilité. Alors, ils se jetèrent sur lui et le lièrent au tronc du cèdre. Krishna se laissa faire comme dans un rêve. Puis, les archers, se plaçant à distance, se mirent à tirer sur lui en s'excitant les uns les autres. A la première flèche qui le transperça, le sang jaillit, et Krishna s'écria : « Vasichta, les fils du soleil sont victorieux ! » Quand la seconde flèche vibra dans sa chair, il dit : « Ma mère radieuse, que ceux qui m'aiment entrent avec moi dans ta lumière ! » A la troisième, il dit seulement : « Mahadéva ! » Et puis, avec le nom de Brahma, il rendit l'esprit.

      Le soleil s'était couché. Il s'éleva un grand vent, une tempête de neige descendit de l'Himavat et s'abattit sur la terre. Le ciel se voila. Un tourbillon noir balaya les montagnes. Effrayés de ce qu'ils avaient fait, les meurtriers s'enfuirent, et les deux femmes, glacées d'épouvante, roulèrent évanouies sur le sol comme sous une pluie de sang.

      Le corps de Krishna fut brûlé par ses disciples dans la ville sainte de Dwarka. Sarasvati et Nichdali se jetèrent dans le bûcher pour rejoindre leur maître, et la foule crut apercevoir le fils de Mahadéva sortir des flammes avec un corps de lumière, entraînant ses deux épouses.

      Après cela, une grande partie de l'Inde adopta le culte de Vishnou, qui conciliait les cultes solaires et lunaires dans la religion de Brahma.


________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
(32)  Le Vishnou-pourana, liv. V, ch. XXII et XXX, parle en termes assez transparents de cette ville : « Krishna résolut donc de construire une citadelle où la tribu d'Yadou trouverait un refuge assuré, et qui serait telle que les femmes mêmes pourraient la défendre. La ville de Dwarka était protégée par des remparts élevés, embellie par des jardins et des réservoirs et aussi splendide qu'Amaravati, la cité d'Indra. » Dans cette ville, il planta l'arbre Parijata, « dont l'odeur suave embaume au loin la terre. Tous ceux qui en approchaient se trouvaient en mesure de se ressouvenir de leur existence antérieure. » Cet arbre est évidemment le symbole de la science divine et de l'initiation, le même que nous retrouvons dans la tradition chaldéenne et qui passa de là dans la genèse hébraïque. Après la mort de Krishna, la ville est submergée, l'arbre remonte au ciel, mais le temple reste. Si tout cela a un sens historique, cela veut dire, pour qui connaît le langage ultrasymbolique et prudent des Indous, qu'un tyran quelconque fit raser la ville, et que l'initaition devint de plus en plus secrète.

(33)  Début du Bhagavadgita.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte LIVRES, TEXTES
& DOCUMENTS