LIVRE II
KRISHNA L'INDE ET L'INITIATION BRAHMANIQUE
VII LE TRIOMPHE ET LA MORT
Après avoir instruit ses disciples sur le mont Mérou, Krishna se rendit avec eux sur les bords de la Djamouna et du Gange, afin de convertir le peuple. Il entrait dans les cabanes et s'arrêtait dans les villes. Le soir, aux abords des villages, la foule se groupait autour de lui. Ce qu'il prêchait avant tout au peuple, c'était la charité envers le prochain. « Les maux dont nous affligeons notre prochain, disait-il, nous poursuivent ainsi que notre ombre suit notre corps. Les uvres qui ont pour principe l'amour du semblable sont celles qui doivent être ambitionnées par le juste, car ce seront celles qui pèseront le plus dans la balance céleste. Si tu fréquentes les bons, tes exemples seront inutiles ; ne crains pas de vivre parmi les méchants pour les ramener au bien. L'homme vertueux est semblable au multipliant gigantesque dont l'ombrage bienfaisant donne aux plantes qui l'entourent la fraîcheur de la vie. » Parfois Krishna, dont l'âme débordait maintenant d'un parfum d'amour, parlait de l'abnégation et du sacrifice d'une voix suave et en images séduisantes : « De même que la terre supporte ceux qui la foulent aux pieds et lui déchirent le sein en la labourant, de même nous devons rendre le bien pour le mal. L'honnête homme doit tomber sous le coup des méchants, comme l'arbre santal, qui, lorsqu'on l'abat, parfume la hache qui l'a frappé. » Lorsque les demi-savants, les incrédules ou les orgueilleux lui demandaient de leur expliquer la nature de Dieu, il répondait par des sentences comme celles-ci : « La science de l'homme n'est que vanité ; toutes ses bonnes actions sont illusoires quand il ne sait pas les rapporter à Dieu. Celui qui est humble de cur et d'esprit est aimé de Dieu ; il n'a pas besoin d'autre chose. L'infini et l'espace peuvent seuls comprendre l'infini ; Dieu seul peut comprendre Dieu. »
Ce n'étaient pas les seules choses nouvelles de son
enseignement. Il ravissait, il entraînait la foule surtout, par ce qu'il
disait du
Dieu vivant, de
Vishnou. Il enseignait que le maître de l'univers
s'était incarné déjà plus d'une fois parmi les hommes.
Il avait paru successivement dans les sept rishis, dans Vyasa et dans Vasichta.
Il paraîtrait encore. Mais
Vishnou, au dire de
Krishna, se plaisait quelquefois
à parler par la bouche des humbles, dans un mendiant, dans une femme repentante,
dans un petit
enfant. Il racontait au peuple la parabole du pauvre pêcheur
Dourga, qui avait rencontré un petit
enfant mourant de faim sous un tamarinier.
Le bon Dourga, quoique ployé sous la misère et chargé d'une
nombreuse famille qu'il ne savait comment nourrir, fut ému de pitié
pour le petit
enfant et l'emmena chez lui. Or, le
soleil s'était couché,
la
lune montait sur le Gange, la famille avait prononcé la prière
du soir, et le petit
enfant murmura à mi-voix : « Le fruit du cataca
purifie l'
eau ; ainsi les bienfaits purifient l'
âme. Prends tes filets,
Dourga ; ta barque flotte sur le Gange. » Dourga jeta ses filets, et ils
ployèrent sous le nombre des poissons. L'
enfant avait disparu. Ainsi, disait
Krishna, quand l'homme oublie sa propre misère pour celle des autres,
Vishnou
se manifeste et le rend heureux dans son cur. Par de tels exemples,
Krishna
prêchait le culte de
Vishnou. Chacun était émerveillé
de trouver
Dieu si près de son cur, quand parlait le fils de Dévaki.
La renommée du prophète du mont Mérou
se répandit en Inde. Les pâtres qui l'avaient vu grandir et avaient
assisté à ses premiers exploits, ne pouvaient croire que ce saint
personnage fût le héros impétueux qu'ils avaient connu. Le
vieux Nanda était mort. Mais ses deux filles, Sarasvati et Nichdali, que
Krishna aimait, vivaient encore. Diverse avait été leur destinée.
Sarasvati, irritée du départ de
Krishna, avait cherché l'oubli
dans le
mariage. Elle était devenue la femme d'un homme de caste noble,
qui l'avait prise pour sa beauté. Mais ensuite il l'avait répudiée
et vendue à un vayçia ou marchand. Sarasvati avait quitté
par mépris cet homme pour devenir une femme de mauvaise vie. Puis, un
jour,
désolée dans son cur, prise de remords et de dégoût,
elle revint vers son pays et alla trouver secrètement sa sur Nichdali.
Celle-ci, pensant toujours à
Krishna, comme s'il était présent,
ne s'était point mariée et vivait auprès d'un
frère
comme servante. Sarasvati lui ayant conté ses infortunes et sa honte, Nichdali
lui répondit :
Ma pauvre sur ! je te pardonne, mais mon
frère
ne te pardonnera pas.
Krishna seul pourrait te sauver.
Une
flamme brilla dans les yeux éteints de Sarasvati.
Krishna ! dit-elle ; qu'est-il devenu ?
Un saint, un grand prophète. Il prêche
sur les bords du Gange.
Allons le trouver ! dit Sarasvati. Et les deux
surs se mirent en route, l'une flétrie par les passions, l'autre
embaumée d'innocence, et cependant toutes deux consumées
d'un même
amour.
Krishna était en train d'enseigner sa doctrine aux
guerriers ou kchatryas. Car tour à tour il entreprenait les
brahmanes,
les hommes de la caste militaire et le peuple. Aux
brahmanes, il expliquait avec
le calme de l'âge mûr les vérités profondes de la science
divine ; devant les rajas, il célébrait les vertus guerrières
et familiales avec le
feu de la
jeunesse ; au peuple, il parlait, avec la simplicité
de l'enfance, de
charité, de résignation et d'espérance.
Krishna était assis à la table d'un festin
chez un chef renommé, lorsque deux femmes demandèrent à être
présentées au prophète. On les laissa entrer à cause
de leur costume de pénitentes. Sarasvati et Nichdali allèrent se
prosterner aux pieds de
Krishna. Sarasvati s'écria en versant un torrent
de larmes :
Depuis que tu nous à quittées, j'ai
passé ma vie dans l'erreur et le péché ; mais, si tu le veux,
Krishna, tu peux me sauver !...
Nichdali ajouta :
Oh !
Krishna, quand je t'ai vu autrefois, j'ai su
que je t'aimais pour toujours ; maintenant que je te retrouve dans ta gloire,
je sais que tu es le fils de Mahadéva !
Et toutes les deux embrassèrent ses pieds. Les rajas
dirent :
Pourquoi, saint rishi, laisses-tu ces femmes du peuple
t'insulter par leurs paroles insensées ?
Krishna leur répondit :
Laissez-les épancher leur cur ; elles
valent mieux que vous. Car celle-ci a la foi et celle-là l'
amour. Sarasvati
la pécheresse est sauvée dès à présent parce
qu'elle a cru en moi, et Nichdali, dans son silence, a plus aimé la vérité
que vous par tous vos cris. Sachez donc que ma mère radieuse, qui vit dans
le
soleil de Mahadéva, lui enseignera les mystères de l'
amour éternel,
quand vous tous serez encore plongés dans les ténèbres des
vies inférieures.
A partir de ce
jour, Sarasvati et Nichdali s'attachèrent
aux pas de
Krishna et le suivirent avec ses
disciples. Inspirées par lui,
elles enseignèrent les autres femmes.
Kansa régnait toujours à Madoura. Depuis le
meurtre du vieux Vasichta, le roi n'avait pas trouvé de paix sur son trône.
La prophétie de l'
anachorète s'était réalisée
: le fils de Dévaki était vivant ! Le roi l'avait vu, et devant
son regard il avait senti se
fondre sa
force et sa
royauté. Il tremblait
pour sa vie comme une feuille sèche, et souvent, malgré ses gardes,
il se retournait brusquement, s'attendant à voir le jeune héros,
terrible et radieux, debout sous sa porte. De son côté, Nysoumba,
roulée sur sa couche, au fond du
gynécée, songeait à
ses pouvoirs perdus. Lorsqu'elle appris que
Krishna, devenu prophète, prêchait
sur les bords du Gange, elle persuada au roi d'envoyer contre lui une troupe de
soldat et de l'amener garrotté. Quand
Krishna les aperçut, il sourit
et leur dit :
Je sais qui vous êtes et pourquoi vous venez.
Je suis prêt à vous suivre auprès de votre roi ; mais, avant,
laissez-moi vous parler du roi du
ciel, qui est le mien.
Et il commença à parler de Mahadéva,
de sa splendeur et de ses manifestations. Quand il eut fini, les soldats rendirent
leurs armes à
Krishna en disant :
Nous ne t'emmènerons pas prisonnier auprès
de notre roi, mais nous te suivrons chez le tien.
Et ils restèrent auprès de lui. Kansa, ayant
appris cela, fut fort effrayé. Nysoumba lui dit :
Envoie les premiers du royaume.
Ainsi fut fait. Ils allèrent dans la ville où
Krishna enseignait. Ils avaient promis de ne pas l'écouter. Mais quand
ils virent l'éclat de son regard, la majesté de son maintien et
le respect que lui témoignait la foule, ils ne purent s'empêcher
de l'entendre.
Krishna leur parla de la servitude intérieure de ceux qui
font le mal et de la
liberté céleste de ceux qui font le bien. Les
kchatryas furent pleins de joie et de surprise, car ils se sentirent comme délivrés
d'un poids énorme.
En vérité, tu es un grand magicien,
dirent-ils. Car nous avions juré de te mener au roi avec des chaînes
de fer ; mais il nous est impossible de le faire, puisque tu nous as délivrés
des nôtres.
Ils s'en retournèrent auprès de Kansa et lui
dirent :
Nous ne pouvons t'amener cet homme. C'est un très
grand prophète et tu n'as rien à craindre de lui.
Le roi,
voyant que tout était inutile, fit tripler
ses gardes et mettre des chaînes de fer à toutes les portes de son
palais. Un
jour cependant, il entendit un grand bruit dans la ville, des cris
de joie et de triomphe. Les gardes vinrent lui dire : « C'est
Krishna qui
entre dans Madoura. Le peuple enfonce les portes, il brise les chaînes de fer. » Kansa voulut s'enfuir. Les gardes même l'obligèrent à rester sur son trône.
En effet,
Krishna, suivi de ses
disciples et d'un grand nombre d'
anachorètes, faisait son entrée dans Madoura, pavoisée d'étendards, au milieu d'une multitude entassée d'hommes qui ressemblait à une mer agitée par le vent. Il entrait sous une
pluie de guirlandes et de
fleurs. Tous l'acclamaient. Devant les temples, les
brahmes se tenaient groupés sous les bananiers sacrés pour saluer le fils de Dévaki, le vainqueur du
serpent, le héros du mont Mérou, mais surtout le prophète de
Vishnou. Suivi d'un brillant cortège et salué comme un libérateur par le peuple et les kchatryas,
Krishna se présenta devant le roi et la reine.
Tu n'as régné que par la violence et le mal, dit
Krishna à Kansa, et tu as mérité mille morts, parce que tu as tué le saint vieillard Vasichta. Pourtant tu ne mourras pas encore. Je veux prouver au monde que ce n'est pas en les tuant qu'on triomphe de ses
ennemis vaincus, mais en leur pardonnant.
Mauvais magicien ! dit Kansa, tu m'as volé ma
couronne et mon royaume. Achève-moi.
Tu parles comme un insensé, dit
Krishna. Car, si tu mourais dans ton état de déraison, d'endurcissement et de crime, tu serais irrévocablement perdu dans l'autre vie. Si, au contraire, tu commences à comprendre ta folie et à te repentir dans celle-ci, ton châtiment sera moindre dans l'autre, et, par l'entremise des purs
esprits, Mahadéva te sauvera un
jour.
Nysoumba, penchée à l'oreille du roi, murmura :
Insensé ! profite de la folie de son orgueil. Tant qu'on est vivant, il reste l'espoir de la vengeance.
Krishna comprit ce qu'elle avait dit sans l'avoir entendu. Il lui jeta un regard sévère, de pitié pénétrante :
Ah ! malheureuse ! toujours ton poison. Corruptrice, magicienne noire, tu n'as plus dans ton cur que le venin des
serpents. Extirpe-le, ou un
jour je serai forcé d'écraser ta tête. Et maintenant tu iras avec le roi dans un lieu de pénitence pour
expier tes crimes sous la surveillance des
brahmanes.
Or, après ces événements,
Krishna, avec le consentement des grands du royaume et du peuple, consacra Ardjouna, son
disciple, le plus
illustre descendant de la race solaire, comme roi de Madoura. Il donna l'autorité suprême aux
brahmanes, qui devinrent les instituteurs des rois. Lui-même demeura le chef des
anachorètes, qui formèrent le conseil supérieur des
brahmanes. Afin de soustraire ce conseil aux persécutions, il fit bâtir pour eux et pour lui une ville forte au milieu des
montagnes, défendue par une haute enceinte et par une population choisie. Elle s'appelait Dwarka. Au centre de cette ville se trouvait le temple des
initiés, dont la partie la plus importante était souterrainement cachée
(32).
Cependant, lorsque les rois du culte lunaire apprirent qu'un roi du culte solaire était remonté sur le trône de Madoura et que les
brahmanes, par lui, allaient devenir les maîtres de l'Inde, ils firent entre eux une ligue puissante pour le renverser. Ardjouna, de son côté, groupa autour de lui tous les rois du culte solaire de la tradition blanche, aryenne, védique. Du fond du temple de Dwarka,
Krishna les suivait, les dirigeait. Les deux armées se trouvaient en présence, et la bataille décisive était
imminente. Cependant Ardjouna, n'ayant plus son maître auprès de lui, sentait son
esprit se troubler et faiblir son courage. Un matin, au point du
jour,
Krishna apparut devant la tente du roi, son
disciple :
Pourquoi, dit sévèrement le maître,
n'as-tu pas commencé le combat qui doit décider si les fils du
soleil
ou les fils de la
lune vont régner sur la terre ?
Sans toi je ne le puis, dit Ardjouna. Regarde ces
deux armées immenses et ces multitudes qui vont s'entre-tuer.
De l'
éminence où ils étaient placés,
le seigneur des
esprits et le roi de Madoura contemplèrent les deux armées
innombrables, rangées en ordre, l'une en face de l'autre, on y voyait briller
les cottes de mailles dorées des chefs ; des milliers de fantassins, de
chevaux et d'éléphants attendaient le signal du combat. A ce moment,
le chef de l'armée ennemie, le plus vieux des Kouravas, souffla dans sa
conque marine, dans la grande conque dont le son ressemblait au rugissement d'un
lion. A ce bruit, on entendit tout à coup sur le vaste champ de bataille
des hennissements de
chevaux, un bruit confus d'armes, de tambours et de trompettes,
et ce fut une grande rumeur. Ardjouna n'avait plus qu'à monter sur
son char traîné par des
chevaux blancs et à souffler dans
sa conque d'un bleu céleste pour donner le signal du combat aux fils du
soleil. Mais voici que le roi fut submergé de pitié et dit, très
abattu :
En
voyant cette multitude en venir aux mains, je sens
tomber mes membres ; ma bouche se
dessèche, mon
corps tremble, mes
cheveux
se dressent sur ma tête, ma peau
brûle, mon
esprit tourbillonne. Je
vois de mauvais augures.
Aucun bien ne peut venir de ce massacre. Que ferons-nous
avec des royaumes, des plaisirs, et même avec la vie ? Ceux-là mêmes
pour lesquels nous désirons des royaumes, des plaisirs, de joies, sont
debout là pour se
battre, oubliant leur vie et leurs biens. Précepteurs,
pères, fils, grands-pères, oncles, petit-fils, parents, vont s'entre-égorger.
Je n'ai pas
envie de les tuer pour régner sur les trois mondes, mais bien
moins encore pour régner sur cette terre. Quel plaisir éprouverais-je
à tuer mes
ennemis ? Les
félons morts, le péché retombera
sur nous.
Comment t'a-t-il saisi, dit
Krishna, ce fléau
de la peur, indigne du sage, source d'
infamie qui nous chasse du
ciel ? Ne sois
pas efféminé. Debout !
Mais Ardjouna, accablé de découragement, s'assit
en silence et dit :
Je ne combattrai pas.
Alors
Krishna, le roi des
esprits, reprit avec un léger
sourire :
Ô Ardjouna ! je t'ai appelé le roi du
sommeil pour que ton
esprit veille toujours. Mais ton
esprit s'est endormi, et
ton
corps a vaincu ton
âme. Tu pleures sur ceux qu'on ne devrait pas pleurer,
et tes paroles sont dépourvues de sagesse. Les hommes instruits ne se lamentent
ni sur les vivants ni sur les morts. Moi et toi et ces commandeurs d'hommes, nous
avons toujours existé et nous ne cesserons jamais d'être à
l'avenir. De même que dans ce
corps l'
âme éprouve l'enfance,
la
jeunesse, la vieillesse, de même elle l'éprouvera en d'autres
corps. Un homme de discernement ne s'en trouble pas. Fils de Bharat ! supporte
la peine et le plaisir d'une
âme égale. Ceux qu'ils n'atteignent
plus, méritent l'immortalité. Ceux qui voient l'
essence réelle
voient l'éternelle vérité qui domine l'
âme et le
corps.
Sache-le donc, ce qui traverse toutes les choses est au-dessus de la
destruction.
Personne ne peut détruire l'Inépuisable. Tous ces
corps ne dureront
pas, tu le sais. Mais les
voyants savent aussi que l'
âme incarnée
est éternelle, indestructible et infinie. C'est pourquoi, va combattre,
descendant de Bharat ! Ceux qui croient que l'
âme peut tuer ou qu'elle est
tuée se trompent également. Elle ne tue ni n'est tuée. Elle
n'est pas née et ne meurt pas, et ne peut pas perdre cet être qu'elle
a toujours eu. Comme une personne rejette de vieux habits pour en prendre de nouveaux,
ainsi l'
âme incarnée rejette son
corps pour en prendre d'autres.
Ni l'
épée ne la tranche, ni le
feu ne la
brûle ni l'
eau ne
la mouille, ni l'
air ne la sèche. Elle est imperméable et
incombustible.
Durable, ferme, éternelle, elle traverse tout. Tu ne devrais donc t'inquiéter
ni de la naissance, ni de la mort, ô Ardjouna ! Car pour celui qui naît,
la mort est certaine ; et, pour celui qui meurt, la naissance. Regarde ton devoir
sans broncher ; car, pour un kchatrya, il n'y a rien de mieux qu'un juste combat.
Heureux les guerriers qui trouvent la bataille comme une porte ouverte sur le
ciel ! Mais si tu ne veux pas combattre ce juste combat, tu tomberas dans le péché,
abandonnant ton devoir et ta renommée. Tous les êtres parleront de
ton
infamie éternelle, et l'
infamie est pire que la mort pour celui qui
a été honoré
(33).
A ces paroles du maître, Ardjouna fut saisi de honte
et sentit rebondir son sang royal avec son courage. Il s'élança
sur son char et donna le signal du combat. Alors
Krishna dit adieu à son
disciple et quitta le champ de bataille, car il était sûr de la victoire
des fils du
soleil.
Cependant
Krishna avait compris que pour faire accepter sa
religion des vaincus, il fallait remporter sur leur
âme une dernière
victoire plus difficile que celle des armes. De même que le saint Vasichta
était mort percé d'une
flèche, pour révéler
la vérité suprême à
Krishna, de même
Krishna
devait mourir volontairement sous les traits de son
ennemi mortel, pour implanter
jusque dans le cur de ses adversaires la foi qu'il avait prêchée
à ses
disciples et au monde. Il savait que l'ancien roi de Madoura, loin
de faire pénitence, s'était réfugié chez son beau-père
Kalayéni, le roi des
serpents. Sa haine, toujours excitée par Nysoumba,
le faisait suivre par des espions, guettant l'heure propice pour le
frapper. Or,
Krishna sentait que sa mission était terminée et ne demandait, pour
être accomplie, que le sceau suprême du sacrifice. Il cessa donc d'éviter
et de paralyser son
ennemi par la puissance de sa volonté. Il savait que,
s'il cessait de se défendre par cette
force occulte, le coup longtemps
médité viendrait le
frapper dans l'ombre. Mais le fils de Dévaki
voulait mourir loin des hommes, dans les solitudes de l'Himavat. Là, il
se sentirait plus près de sa mère radieuse, du vieillard sublime
et du
soleil de Mahadéva.
Krishna partit donc pour un ermitage qui se trouvait dans
un lieu sauvage et désolé, au pied des hautes cimes de l'Himavat.
Aucun de ses
disciples n'avait pénétré son dessein. Seules
Sarasvati et Nichdali le lurent dans les yeux du maître par la divination
qui est dans la femme et dans l'
amour. Quand Sarasvati comprit qu'il voulait mourir,
elle se jeta à ses pieds, les embrassa avec fureur et s'écria :
Maître ! ne nous quitte pas !
Nichdali le regarda et lui dit simplement :
Je sais où tu vas. Si nous t'avons aimé,
laisse-nous te suivre !
Krishna répondit :
Dans mon
ciel, il ne sera rien refusé à
l'
amour. Venez !
Après un long voyage, le prophète et les saintes
femmes atteignirent des cabanes groupées autour d'un grand cèdre
dénudé, sur une
montagne jaunâtre et rocheuse. D'un côté,
les immenses
dômes de neige de l'Himavat ; de l'autre, dans la profondeur,
un dédale de
montagnes ; au loin, la plaine, l'Inde perdue comme un songe
dans une brume dorée. Dans cet ermitage vivaient quelques pénitents
en vêtement d'écorce, aux
cheveux tordus en gerbe, la barbe longue
et le poil non taillé, sur un
corps tout souillé de fange et de
poussière, avec des membres desséchés par le souffle du vent
et la
chaleur du
soleil. Quelques-uns n'avaient qu'une peau sèche sur un
squelette aride. En
voyant ce lieu triste, Sarasvati s'écria :
La terre est loin et le
ciel est muet. Seigneur, pourquoi
nous as-tu conduits dans ce désert abandonné de
Dieu et des hommes
?
Prie, répondit
Krishna, si tu veux que la terre
se rapproche et que le
ciel te parle.
Avec toi le
ciel est toujours présent, dit
Nichdali ; mais pourquoi le
ciel veut-il nous quitter ?
Il faut, dit
Krishna, que le fils de Mahadéva
meure percé d'une
flèche, pour que le monde croie à sa parole.
Explique-nous ce mystère.
Vous le comprendrez après ma mort.
Prions.
Pendant sept
jours, ils firent les prières et les
ablutions. Souvent le visage de
Krishna se transfigurait et paraissait comme rayonnant. Le septième
jour, vers le coucher du
soleil, les deux femmes virent des archers monter vers l'ermitage.
Voici les archers de Kansa qui te cherchent, dit Sarasvati ; maître, défends-toi !
Mais
Krishna, à genoux près du cèdre, ne sortait pas de sa prière. Les archers vinrent ; ils regardèrent les femmes et les pénitents. C'étaient de rudes soldats, faces jaunes et noires. En
voyant la figure extatique du saint, ils restèrent interdits. D'abord, ils essayèrent de le tirer de son extase en lui adressant des questions, en l'injuriant et en lui jetant des pierres. Mais rien ne put le faire sortir de son
immobilité. Alors, ils se jetèrent sur lui et le lièrent au tronc du cèdre.
Krishna se laissa faire comme dans un rêve. Puis, les archers, se plaçant à distance, se mirent à tirer sur lui en s'excitant les uns les autres. A la première
flèche qui le transperça, le sang jaillit, et
Krishna s'écria : « Vasichta, les fils du
soleil sont victorieux ! » Quand la seconde
flèche vibra dans sa chair, il dit : « Ma mère radieuse, que ceux qui m'aiment entrent avec moi dans ta lumière ! » A la troisième, il dit seulement : « Mahadéva ! » Et puis, avec le nom de
Brahma, il rendit l'
esprit.
Le
soleil s'était couché. Il s'éleva un grand vent, une tempête de neige descendit de l'Himavat et s'abattit sur la terre. Le
ciel se voila. Un tourbillon noir balaya les
montagnes. Effrayés de ce qu'ils avaient fait, les meurtriers s'enfuirent, et les deux femmes, glacées d'épouvante, roulèrent évanouies sur le sol comme sous une
pluie de sang.
Le
corps de
Krishna fut brûlé par ses
disciples dans la ville sainte de Dwarka. Sarasvati et Nichdali se jetèrent dans le bûcher pour rejoindre leur maître, et la foule crut apercevoir le fils de Mahadéva sortir des
flammes avec un
corps de lumière, entraînant ses deux épouses.
Après cela, une grande partie de l'Inde adopta le culte de
Vishnou, qui conciliait les cultes solaires et lunaires dans la
religion
de
Brahma.
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(32) Le
Vishnou-pourana, liv. V, ch. XXII et XXX, parle en termes assez transparents de cette ville : «
Krishna résolut donc de construire une citadelle où la tribu d'Yadou trouverait un refuge assuré, et qui serait telle que les femmes mêmes pourraient la défendre. La ville de Dwarka était protégée par des remparts élevés, embellie par des
jardins et des réservoirs et aussi splendide qu'Amaravati, la cité d'
Indra. » Dans cette ville, il planta l'
arbre Parijata, « dont l'odeur suave embaume au loin la terre. Tous ceux qui en approchaient se trouvaient en mesure de se ressouvenir de leur existence antérieure. » Cet
arbre est évidemment le
symbole de la science divine et de l'
initiation, le même que nous retrouvons dans la tradition chaldéenne et qui passa de là dans la genèse hébraïque. Après la mort de
Krishna, la ville est submergée, l'
arbre remonte au
ciel, mais le temple reste. Si tout cela a un sens historique, cela veut dire, pour qui connaît le langage ultrasymbolique et prudent des Indous, qu'un tyran quelconque fit raser la ville, et que l'initaition devint de plus en plus secrète.
(33) Début du
Bhagavadgita.