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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 2

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






HUITIÈME ÉPISODE – UNE AUTOMOBILE FANTÔME
V – Deux serviteurs modèles

Slugh venait de quitter Edward Edmond, le concierge de Mr Fred Jorgell, après avoir assisté au dépouillement du dernier courrier et il regagnait philosophiquement, en fumant un cigare, l'hôtel meublé qu'il habitait dans le quartier irlandais. De temps à autre il entrait dans un bar, savourait un whisky and soda, puis se remettait en route paisiblement. Très sérieux d'ailleurs à sa manière, il ne faisait jamais plus de trois stations de ce genre dans sa soirée. Autant, en effet, il regardait comme une chose légitime de se rafraîchir d'une façon raisonnable, autant il avait en horreur l'ivrognerie qu'il considérait comme le plus répugnant des vices. Seulement, si un autre que lui s'était raisonnablement rafraîchi d'autant de verres de whisky pendant sa journée, il eût été immanquablement ivre mort avant le coucher du soleil.

      Slugh venait de faire sa troisième et dernière station et il traversait une ruelle déserte et privée de becs de gaz, quand un individu coiffé d'un feutre à larges bords et cravaté d'un foulard de soie qui dissimulait presque entièrement ses traits s'approcha de lui et lui prenant la main d'une certaine façon lui dit à l'oreille quelques paroles cabalistiques, Slugh sursauta.

      – De la part des Lords ? murmura-t-il. Je vous suis à l'instant.

      – Bien, dit le mystérieux inconnu, mais auparavant, il faut que je vous bande les yeux.

      Slugh se laissa faire docilement.

      – Est-ce que nous allons loin ? demanda-t-il.

      – Ne vous inquiétez pas de cela. D'ailleurs, vous n'aurez pas à vous fatiguer, car nous allons en auto.

      Guidé par l'inconnu qui lui avait pris la main, Slugh fit une vingtaine de pas, puis on l'aida à monter en voiture et à prendre place sur de mœlleux coussins.

      L'instant d'après, l'auto partait à toute allure. Il roula ainsi pendant une demi-heure, puis l'inconnu qui, jusqu'alors, n'avait pas desserré les dents, cria un ordre au chauffeur qui stoppa immédiatement. Slugh descendit, aidé par son guide qui, lui ayant pris le bras, lui fit traverser un large espace vide qui devait être une cour, monter un escalier et suivre un couloir au bout duquel il y avait une porte. Slugh sentit alors qu'on lui lâchait le bras et qu'on le poussait dans une pièce dont le parquet était recouvert d'un épais tapis.

      – Enlevez votre bandeau, fit une voix brève et rauque, qui n'était pas celle du guide.

      Slugh obéit et les yeux éblouis par la vive clarté qui régnait dans l'endroit où il se trouvait, il regarda autour de lui. Il était dans une haute salle dont les murailles, du sol au plafond, étaient couvertes de tableaux aux larges cadres dorés. Il y avait aussi des statues de marbre blanc et de bronze, des vitrines bondées d'orfèvreries précieuses et de bijoux étincelants, des meubles incrustés de lapis et de nacre, des armes damasquinées d'or, d'antiques tapisseries où des personnages de légende s'agitaient dans ces paysages fantastiques.

      Au centre de la pièce, trois hommes au visage recouvert d'un masque de caoutchouc mince étaient assis autour d'un guéridon de porcelaine de Sèvres, encombré d'une masse de papiers, parmi lesquels Slugh reconnut la plupart des lettres qu'il avait enlevées lui-même au courrier de Fred Jorgell. Les trois hommes regardaient curieusement Slugh et paraissaient s'amuser de son ébahissement.

      – Slugh, dit enfin l'un d'entre eux, assieds-toi et réponds sincèrement à mes questions. Y a-t-il longtemps que tu appartiens à l'association de la Main Rouge ?

      – Oui, milord, cinq ans.

      – N'as-tu jamais eu envie de quitter l'association ?

      – Non, milord. Je suis tout dévoué à la Main Rouge.

      – Ne t'a-t-on jamais proposé de l'argent pour trahir nos secrets ?

      – Plusieurs fois, milord, mais j'ai toujours refusé, et j'ai immédiatement signalé les auteurs de ces propositions.

      – Je crois, fit l'homme masqué, à voix basse, à ses assesseurs, que l'on peut compter sur lui. Il a des états de service excellents. C'est lui qui commandait les tramps qui ont enlevé Joë Dorgan dans la Sierra. Il a rempli avec beaucoup de zèle les fonctions de capitaine-gouverneur de l'île des pendus, tout récemment il a été dangereusement blessé en attaquant le milliardaire Fred Jorgell. Enfin, c'est lui qui, très intelligemment, se charge de l'examen du courrier de l'Américain.

      Les trois Lords examinèrent quelque temps silencieusement Slugh, qui ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine gêne sous le feu croisé de ces trois paires de regards inquisiteurs ; mais l'examen lui fut favorable.

      – Tu sais, reprit l'homme masqué, qu'en ce moment-ci l'association traverse une véritable crise. Un syndicat de milliardaires, à la tête desquels se trouve Fred Jorgell, a offert des primes considérables à ceux qui parviendraient à nous détruire. Tu es un homme de confiance à qui l'on peut parler franchement.

      – Oui, milord, fit Slugh en se rengorgeant.

      – Eh bien, les mauvaises nouvelles arrivent de tous les côtés. Dans l'Etat de New-Jersey, une cinquantaine des nôtres sont en prison et vont passer en jugement. Dans l'Illinois, on a lynché une douzaine de tramps dans la même semaine, enfin, tout dernièrement un des banquiers chez lesquels sont déposés les capitaux de la Main Rouge a été dénoncé et l'on a saisi dans sa banque pour près de trois cent mille dollars de valeurs, appartenant à l'association.

      Et comme Slugh paraissait consterné :

      – Rassure-toi, reprit son interlocuteur, la Main Rouge est plus riche, plus puissante qu'on ne peut le supposer et c'est elle qui triomphera. Personne ne peut soupçonner le pouvoir de sa formidable organisation. Mais si nous t'avons fait venir, c'est que le conseil des Lords a décidé de te charger d'une mission délicate et qui n'est pas sans danger. Il s'agit d'enlever à un vieil avare, qui habite un château tout à fait isolé, une somme de plus de trois millions de dollars en or et en bank-notes.

      – Je suis prêt ! s'écria Slugh avec un noble enthousiasme.

      – Silence. Et une autre fois, ne te permets pas de me couper la parole.

      Slugh baissa la tête humblement en balbutiant de vagues excuses.

      – Mais, poursuivit l'homme masqué, ce n'est pas à New York que se trouve la somme. C'est très loin d'ici au Canada, dans les environs de Winnipeg. L'harpagon se nomme Mathieu Fless et il te sera très facile d'entrer à son service comme domestique.

      – Irai-je seul accomplir cette expédition ?

      – Non, de toute manière, il est préférable que vous soyez deux. On te donnera comme compagnon un homme solide, Sam Porter, par exemple. Te sens-tu, dans ces conditions, capable de réussir ?

      – Je pense que oui, milord. Une maison isolée, un vieillard, cela me semble très facile.

      – C'est aussi l'opinion des Lords, mais ce n'est là que la moitié de ce que tu as à faire. A quelque distance du château de l'avare, habitent quatre des plus redoutables ennemis de la Main Rouge. Il faudra t'arranger de façon à les supprimer. Deux d'entre eux te sont déjà connus : lord Burydan et le Peau-Rouge Kloum ont été, en effet, confiés à ta garde dans l'île des pendus. Les deux autres sont : un fou, échappé du Lunatic-Asylum et un Français, un malicieux petit bossu, qui se nomme Oscar Tournesol. La suppression de ces quatre individus est une chose presque aussi importante que l'autre affaire. Et, surtout, il est indispensable que la Main Rouge, qui est à peu près inconnue au Canada, ne puisse être soupçonnée.

      Slugh reçut encore une foule de minutieuses recommandations et il fut convenu qu'on mettrait à sa disposition une auto extra-rapide et d'une robustesse exceptionnelle grâce à laquelle, le double crime accompli, il pourrait rapidement prendre la fuite avec le produit du vol.

      Quelques jours plus tard, à la nuit tombante, une énorme auto rouge et noir pénétrait dans la ville de Winnipeg et faisait halte devant l'établissement d'un mécanicien yankee arrivé depuis quelques mois seulement au Canada. Ce Yankee, que personne ne soupçonnait, était un affilié de la Main Rouge qui avait dû s'expatrier à la suite d'un vol. Il fit le meilleur accueil à Slugh et à Sam Porter, mit sous clef leur voiture dans un hangar spécial, et leur fournit tous les renseignements dont ils avaient besoin. Enfin, il leur donna les moyens de se déguiser.

      Le lendemain deux hommes coiffés de chapeaux de feutre terreux, chaussés de gros souliers à clous, et vêtus d'un complet de velours élimé, sortaient des ateliers du mécanicien bien avant le lever du soleil. Tous deux portaient un sac de toile en bandoulière et un faisceau d'outils aratoires sur l'épaule. Tout le monde les eût pris pour ces journaliers nomades qui vont, de ferme en ferme, offrir leurs services jusqu'à ce qu'ils aient amassé assez d'argent pour s'acheter un lopin de terre et qui sont très nombreux au Canada où ils n'éveillent l'attention de personne.

      Slugh et Sam Porter, car c'étaient eux, sortirent de Winnipeg sans avoir éveillé la curiosité et, après avoir marché pendant deux heures, ils atteignirent les rives du Ruisseau Rugissant, dont ils remontèrent le cours pendant quelque temps.

      Arrivés à un pont de bois que le Yankee leur avait indiqué, ils franchirent le torrent et se trouvèrent dans une vaste et majestueuse avenue de sapins, à l'extrémité de laquelle ils entrevoyaient les toits aigus et les tourelles sculptées d'un château. Mais cette demeure seigneuriale, de loin si luxueuse, leur montrait, à mesure qu'ils en approchaient, les indices du délabrement et de l'incurie les plus profonds.

      La cour était envahie par les mauvaises herbes, et le toit couvert de lichen et de mousse. Les fenêtres sans rideaux avaient un grand nombre de carreaux cassés que l'on avait remplacés par des bouts de planche ou même par des bottes de paille. Quelques poules étiques picoraient çà et là et une vache était nonchalamment étendue au milieu même du perron.

      Les deux bandits avaient eu à peine le temps d'embrasser d'un coup d'œil ce spectacle, que deux chiens d'une maigreur d'Apocalypse, et qui devaient être à jeun depuis plusieurs jours, leur sautèrent aux mollets avec des aboiements furieux. Slugh et son compagnon avaient grand-peine à repousser les attaques de ces animaux faméliques, lorsqu'un vieillard sortit par une porte latérale.

      – A bas, Fanor ! A bas, Tom ! cria-t-il d'une voix grondeuse.

      Les deux arrivants parurent stupéfaits à l'aspect de ce personnage qui n'était autre que le baronnet Mathieu Fless, plus communément appelé le baron Fesse-Mathieu. Comme, par économie, il ne faisait jamais usage ni des ciseaux ni du rasoir, sa longue barbe blanche lui descendait jusqu'au ventre et ses cheveux flottaient sur ses épaules, couronnés de l'étrange bonnet de peau de lièvre qu'il s'était fabriqué luimême.

      Il ressemblait tout à fait au Juif errant de nos vieilles images d'Epinal. Deux petits yeux noirs et vifs comme ceux d'un merle accompagnaient un nez long et crochu et ses mains aux ongles en griffes soutenaient un revolver de gros calibre.

      Quant à son vêtement, il tenait à la fois de la robe de chambre, de la pelisse et de la soutane. Il avait dû être primitivement taillé dans du gros drap vert olive, mais son propriétaire, sans doute pour le rendre plus chaud, l'avait doublé de peaux de lapin et d'autres animaux et l'avait studieusement raccommodé avec des lambeaux d'étoffe de couleurs différentes. La chaussure de ce vieillard falot se composait d'une paire de gros sabots.

      Les bandits eurent toutes les peines du monde à réprimer une violente envie de rire. Jamais, au cours de leurs nombreuses aventures, ils ne s'étaient trouvés en présence d'un aussi grotesque bonhomme. Sam Porter, à part lui, se demandait avec incrédulité s'il était possible que ce vieux mendiant possédât tant de millions de dollars. Quant à Slugh, il étudiait le baron Fesse-Mathieu avec la satisfaction d'un véritable amateur.

      Cependant le vieillard, inquiet du silence des deux visiteurs, s'avançait vers eux en braquant son revolver d'un air menaçant :

      – Que voulez-vous ? s'écria-t-il. Et d'abord qui vous a permis d'entrer chez moi ?

      – Sir, répondit humblement Slugh, nous sommes de braves travailleurs, qui cherchons de la besogne et en voyant votre beau château nous avons pensé que vous en auriez peut-être à nous donner.

      – Hum ! riposta le baron avec une petite toux sèche, ce n'est pas la besogne qui manque, mais les gens à l'époque actuelle sont devenus d'une telle fainéantise... ils voudraient tous toucher de bons dollars et se goberger sans rien faire...

      – Nous ne sommes pas de cette catégorie-là, répliqua Slugh avec une modeste assurance ; vous pourriez parcourir tout le Canada sans trouver deux valets de labour aussi laborieux, aussi sobres et aussi dociles.

      L'avare était évidemment alléché par cette accumulation d'épithètes laudatives, d'autant plus que ses trois domestiques l'avaient brusquement quitté l'avant-veille en l'accablant des pires injures.

      – Hum ! fit-il, ceux qui travaillent aussi bien que vous le dites se font payer très cher. Si je vous embauche, je parie que vous allez me demander les yeux de la tête.

      – Nous, s'écria Slugh, avec un air de bonhomie tout à fait accommodant, nous sommes les gens les moins exigeants du monde.

      – Vous vous contenteriez, hum... par exemple de trois dollars par semaine ?

      Slugh et Sam Porter échangèrent un coup d'œil comme s'ils hésitaient. L'avare crut qu'ils allaient opposer un refus à son offre dérisoire.

      – Hum ! permettez, s'écria-t-il vivement. Vous serez nourris. Bonne soupe le matin, bonne soupe à midi et bonne soupe le soir. Du gibier et du poisson chaque fois que j'irai à la chasse ou à la pêche.

      Et il ajouta avec une ironie qu'il était le seul à comprendre :

      – Je vous donne ma parole d'honneur de gentilhomme que vous serez nourris aussi bien que moi.

      – Et qu'est-ce qu'on boit chez vous ? demanda Slugh qui tenait à se faire prier.

      – Hum ! fit le vieillard avec embarras, de l'eau, de la bonne eau de source, avec un peu de vinaigre dans les grandes chaleurs pour désaltérer.

      Les deux bandits firent une grimace épouvantable. D'un même mouvement, ils hochèrent la tête en signe de négation.

      – Ecoutez, insista le baron Fesse-Mathieu qui ne voulait pas les laisser partir, nous allons nous entendre. Je ferai venir de la bière, hum !... Oui, vraiment, de la petite bière ! mais la semaine prochaine seulement, parce que je n'ai pas prévenu mon brasseur...

      – Ah ! comme cela, je ne dis pas, répliqua Slugh, qui étouffait d'une envie de rire. Si vous nous donnez de la bière, on pourra s'entendre. Et je vous garantis que vous ne regretterez pas votre dépense. Mon camarade et moi, nous abattons de la besogne comme quatre hommes ordinaires.

      Après une discussion qui se prolongea pendant plus d'une heure, l'honnête Slugh et son ami Sam Porter consentirent à entrer définitivement au service du baronnet, à raison de trois dollars par semaine, mais avec la brillante perspective de manger chaque jour à la table du châtelain et d'être nourris exactement de la même manière que lui.




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