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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 3

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUINZIÈME ÉPISODE – LA DAME AUX SCABIEUSES
IV – Une ancienne connaissance

L'hacienda de San-Bernardino se trouvait située dans la province de l'Arizona sur les frontières du Mexique. Elle était bâtie au centre d'une vallée verdoyante arrosée par une multitude de petits ruisseaux venus des montagnes voisines, et ses toits de brique rouge se détachaient gaiement sur le feuillage des sycomores et des lauriers qui l'ombrageaient.

      C'était une véritable oasis, une retraite délicieuse, que cette ferme perdue en pleine nature, loin des chemins de fer et loin des villes. Les truites pullulaient dans les ruisseaux ; d'innombrables troupeaux paissaient en liberté dans les grasses prairies qui couvraient le flanc des coteaux voisins ; les vergers regorgeaient de fruits de toutes sortes : poires, pommes, raisins, ananas, figues, oranges ; et, dans les jardins, les légumes du Vieux Monde poussaient à côté de ceux des contrées tropicales.

      Dans les forêts, le gibier abondait. C'étaient le colin de Californie, le lapin à queue de coton, « cottontail », le lièvre aux longues oreilles, « jackass », la caille, la tourterelle, la perdrix et même le canard, l'oie sauvage, l'antilope. Il est vrai qu'on y rencontrait aussi le chat sauvage, le serpent à sonnettes (rattle-snake) et, parfois, le puma ou lion de Californie, dont il ne reste plus aujourd'hui que quelques rares individus.

      Le serpent à sonnettes n'inspire pas dans l'Arizona autant de terreur qu'on pourrait le croire. Si, par hasard, quelque chasseur est mordu, il se contente, pour tout traitement, de boire autant de whisky qu'il peut en supporter ; s'il ne meurt pas de cette absorption, il est sûr de se tirer d'affaire quant au venin de serpent.

      L'hacienda de San-Bernardino, située au centre de ce paradis terrestre en miniature, appartenait au milliardaire new-yorkais Fred Jorgell, qui y avait installé, en qualité de gérants, un ancien matelot belge nommé Pierre Gilkin et sa femme Dorypha. Les deux époux, peu de temps auparavant, avaient eu l'occasion de rendre à la famille du milliardaire d'importants services et il les en avait récompensés en leur confiant ce poste, qui constituait pour eux la plus agréable et la plus délicieuse des sinécures.

      D'ailleurs, Pierre Gilkin, très actif, très sérieux, donnait toute satisfaction au propriétaire, et les revenus de l'hacienda avaient presque doublé depuis qu'on lui en avait confié la direction. Vive, gaie, sémillante, en vraie Espagnole qu'elle était, la señora Dorypha secondait admirablement son mari.

      On racontait bien que Dorypha avait mené, avant son mariage, une existence peu exemplaire, et, parfois, les jours de fête, pendant que les Indiens et les vaqueros au service de l'exploitation s'enivraient de whisky et de pulque, elle exécutait au son de la guitare mexicaine, dont Pierre Gilkin avait appris à jouer, des habaneras si entraînantes, si voluptueuses, qu'on venait de plusieurs lieues pour l'admirer. De l'avis des vieillards, une honnête femme ne doit pas posséder de tels talents, et on en déduisait que la señora avait figuré, en qualité de danseuse, sur quelque théâtre avant de devenir haciendera.

      On remarquait aussi qu'aucune femme ne savait aussi bien qu'elle draper sur ses épaules une mantille de soie, ou parer sa chevelure blonde d'un ruban ou d'une simple fleur.

      Là s'arrêtaient les racontars. La señora Dorypha menait une conduite exemplaire et, dans ce pays où les passions sont ardentes et les mœurs quelque peu relâchées, elle était considérée comme le modèle des épouses. Nul, parmi les plus médisants, n'avait la plus petite coquetterie à lui reprocher.

      Dorypha et son mari étaient parfaitement heureux, et ils ne souhaitaient rien de plus que la continuation de cette paisible et laborieuse existence. Rien n'était plus calme que la vie que l'on menait à l'hacienda de San-Bernardino. Des semaines s'écoulaient sans qu'il s'y produisît d'autre événement que la capture d'un chat sauvage ou le renvoi d'un Indien convaincu de vol ou d'ivrognerie.

      Un matin, Gilkin reçut une longue lettre de Fred Jorgell, qui, pourtant, ne lui écrivait à peu près jamais. Le milliardaire annonçait l'arrivée à l'hacienda d'une jeune femme qu'il recommandait à l'haciendero en le priant de la recevoir comme une de ses proches parentes.

      Huit jours plus tard, Gilkin allait à la station de Cucomongo, dans son chariot attelé de quatre mules, et il en revenait avec une jeune fille aux yeux et aux cheveux noirs, d'une beauté admirable. Elle se nommait miss Ellénor.

      C'est à la demande de lord Burydan lui-même que la dame aux scabieuses avait quitté les Etats du Nord pour se rendre dans cette partie des Etats-Unis encore sauvage, dont certains cantons ne sont pas encore défrichés.

      L'excentrique était décidé à poursuivre jusqu'au bout la lutte qu'il avait entreprise contre les Lords de la Main Rouge, qu'il s'était juré de découvrir, de démasquer et d'anéantir. Dans une pareille entreprise, il ne fallait pas qu'il fût gêné par la présence d'une personne qu'il chérissait.

      Il n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'il suffisait d'un sourire d'Ellénor pour avoir raison de ses résolutions les plus farouches. Il savait qu'il avait affaire à des ennemis redoutables qui ne tarderaient pas à découvrir la jeune fille qu'il aimait et à se venger sur elle des échecs que leur aurait infligés lord Burydan. Il tremblait à la seule pensée que miss Ellénor pût devenir la victime des sinistres bandits de la Main Rouge.

      Après de longues discussions avec sa fiancée, tous deux convinrent que celle-ci irait attendre, dans une retraite ignorée de tous, que lord Burydan eût mené à bien ses projets. Il ne demandait d'ailleurs, pour en arriver là, que quelques mois, peut-être quelques semaines. Depuis peu de temps, en effet, il avait découvert une foule d'indices qui devaient immanquablement le faire aboutir au succès.

      Il s'agissait donc de trouver à la jeune fille un asile sûr et inconnu de tous. Après y avoir longtemps réfléchi, il pensa qu'il ne pouvait trouver mieux que cette verdoyante solitude de l'Arizona, demeurée pour ainsi dire en marge du monde civilisé. Il avait pu apprécier, en outre, le dévouement de Pierre Gilkin ; enfin, il connaissait, pour l'avoir visitée pendant son séjour à San Francisco, cette pittoresque région de la frontière mexicaine qui renferme d'admirables sites et jouit d'un climat exceptionnel.

      Quoiqu'il lui en coûtât de se séparer de son fiancé, miss Ellénor consentit donc, sans trop de peine, à aller passer quelque temps à l'hacienda de San-Bernardino.

      Fred Jorgell, auquel lord Burydan avait fait part de son projet, lui donna son entière approbation et lui assura que la jeune fille ne pourrait trouver, dans aucune autre partie de l'Amérique, une résidence plus agréable et, en même temps, plus tranquille.

      La señora Dorypha fit l'accueil le plus empressé et le plus cordial à la protégée de Fred Jorgell. Elle lui installa, au premier étage de la ferme, une chambre claire et gaie d'où l'on découvrait les jardins étagés en terrasses verdoyantes et fleuries jusqu'au premier contrefort de la Sierra dont les cimes bleuâtres bornaient l'horizon.

      Dorypha prit bien vite miss Ellénor en affection. Elle était aux petits soins pour tâcher de la distraire et de lui rendre la vie agréable. Tantôt elle l'emmenait pêcher dans les petits torrents qui descendent de la Sierra, tantôt elles faisaient de longues promenades à cheval. Sortant de la vallée, elles traversaient des plaines désertes semées de cactus, de palmiers sauvages et de « bunchgrass » (3) pour aller rendre visite à quelqu'un des propriétaires mexicains du voisinage, chez lesquels Dorypha, en sa qualité d'Espagnole, était toujours très courtoisement accueillie.

      Cette existence de saines fatigues, au milieu de l'air pur des montagnes, eut bientôt une heureuse influence sur la santé de miss Ellénor. La pâleur qui parfois avait inquiété lord Burydan se colora du vif incarnat de la santé. Sa beauté, dans tout son épanouissement, avait pris un caractère de vigueur et de robustesse qui ne lui enlevait pourtant rien de son charme.

      Miss Ellénor, sous la direction de Dorypha, devint une amazone intrépide. Elle parcourait quelquefois plusieurs dizaines de miles dans une même journée, montée sur un de ces mustangs, à demi sauvages, qui sont les seuls chevaux que l'on trouve dans le pays.

      Deux mois s'écoulèrent ainsi. En dehors de ses promenades et de quelques heures consacrées à la lecture, la jeune fille n'avait d'autre occupation sérieuse que de répondre aux longues lettres débordantes de fougueuse passion et de délicate tendresse que deux fois par semaine lui écrivait lord Burydan. Par cette intime correspondance, malgré la distance qui les séparait, les deux fiancés apprenaient à se connaître un peu mieux chaque jour, unis par une étroite communion d'idées et de sentiment, et leur amour l'un pour l'autre ne faisait que s'accroître.

      Dans les premiers temps, lord Burydan avait manifesté son inquiétude au sujet des aventuriers de toutes sortes qui rôdent dans l'Arizona, soit pour y découvrir des mines, soit pour explorer les vallées propices à l'élevage ou à la culture. Miss Ellénor le rassura bientôt en lui expliquant que les habitants de la Sierra de San-Bernardino n'avaient rien à craindre de ces rôdeurs de frontière.

      D'abord, l'hacienda se trouvait en dehors des routes généralement suivies par les desperados (4), et les Indiens dont se composait le personnel de l'exploitation étaient nombreux, bien armés. Enfin, Pierre Gilkin, se conformant en cela aux habitudes du pays, offrait à tous ceux qui venaient frapper à sa porte une généreuse hospitalité. Il savait qu'il est extrêmement rare qu'un haciendero qui se montre humain et accueillant soit en butte aux entreprises des bandits.

      Il était aimé de tout le monde dans le pays. Plusieurs fois, comme il conduisait des troupeaux à la station de Cucomongo, il fut arrêté par des desperados. Vite reconnu par eux, au lieu de lui voler ses bestiaux ou ses bank-notes, ils se contentèrent de boire un coup d'« aguardiente » dans sa gourde et firent route paisiblement avec lui en suivant, pendant quelques miles, le même sentier montagneux.

      Ils savaient fort bien, d'ailleurs, que Pierre Gilkin n'était pas de ces poltrons qui donnent leur portefeuille à la première sommation, et qu'il se fût battu jusqu'à la mort plutôt que de se laisser dépouiller.

      Un matin, Pierre Gilkin et Dorypha, montés tous deux à cheval, étaient allés inspecter les troupeaux qui se trouvaient dans les pâturages de la montagne. Miss Ellénor avait refusé de les accompagner. Elle venait de recevoir un paquet de journaux de New York et avait préféré la lecture à la promenade. Installée sous une tonnelle qu'ombrageaient les fleurs odorantes du jasmin de Virginie et du grand chèvrefeuille pourpré, elle se laissait aller à sa rêverie. A l'autre extrémité de la vaste cour, des serviteurs indiens s'occupaient à traire de superbes vaches de race normande, que Fred Jorgell avait fait venir de France à grands frais, et, plus loin, d'autres étaient occupés à battre des épis de maïs, au bruit cadencé des fléaux qui dominait tous les autres bruits de la vallée.

      La jeune fille venait de lire avec intérêt le récit d'une fête donnée chez un milliardaire et où, pour comble d'extravagance, on avait, après le repas, avant de commencer à danser, arrosé les pelouses du jardin à l'aide d'arrosoirs en argent remplis de champagne des meilleures marques.

      Miss Ellénor leva les yeux distraitement, et elle aperçut, à la barrière extérieure de la cour, un vagabond de l'aspect le plus lamentable.

      Sa longue barbe grise et emmêlée était couverte de poussière, et ses traits se dissimulaient sous un sombrero tellement déteint par la pluie et le soleil qu'il était devenu d'une couleur à peu près indéfinissable. Ses vêtements étaient en haillons et, à travers les déchirures, la peau apparaissait, tannée par les intempéries. Les pieds nus dans de mauvais souliers, il boitait lamentablement, s'appuyant, pour marcher, sur un énorme bâton noueux. Enfin, il portait en bandoulière un sac de toile grise, qui, à en juger par son poids, devait être rempli de cailloux.

      Ce vagabond était en train de parlementer avec un des vaqueros, lorsque miss Ellénor, poussée par son bon cœur, se hâta d'intervenir.

      – Eduardo, dit-elle au serviteur, laissez donc entrer ce pauvre homme, qu'il s'assoie sur le banc de pierre en face de la porte !

      – C'est que, señora, répondit le serviteur en se grattant la tête, le maître a bien défendu qu'on laissât entrer personne dans l'hacienda en son absence.

      – Bah ! dit la jeune fille, celui-ci n'a pas l'air bien dangereux. D'ailleurs, j'en prends la responsabilité.

      Le vagabond avait écouté ce dialogue en silence. Accoudé sur la barrière, il paraissait accablé de fatigue.

      – Je vous remercie, señora, balbutia-t-il en voyant que miss Ellénor lui avait obtenu gain de cause.

      Il alla, en boitant, s'asseoir sur le banc de pierre, et, sur l'ordre de la jeune fille, Eduardo lui apporta une miche de pain, un morceau de carne seca (5) et une cruche remplie de vin, qui, dans l'Arizona, est en grande abondance et très capiteux.

      L'homme, sans dire un mot, se jeta sur ces provisions comme un loup affamé, et, bientôt, il eut achevé de tout engloutir.

      Miss Ellénor le contemplait avec une curiosité mêlée d'une profonde pitié.

      – Tenez, lui dit-elle en lui mettant un dollar dans la main, voilà pour vous aider à faire votre route. Vous allez loin ?

      – Je me rends à Cucomongo, et je reviens de l'autre côté de la Sierra, où j'ai fait une tournée de prospection. Malheureusement, je me suis écorché le talon sur les roches, et j'ai eu bien de la peine à venir jusqu'ici.

      – Avez-vous obtenu de bons résultats ?

      – Je ne suis pas mécontent. Tenez, ajouta-t-il en tirant de sa besace quelques cailloux où scintillaient des parcelles métalliques, voici des échantillons de minerai que j'ai recueillis. Il y a du cuivre, de l'argent et même un peu d'or.

      – Qui sait ? dit miss Ellénor en riant, vous serez peut-être un jour millionnaire. Il vous suffirait, pour cela, de mettre la main sur un filon productif.

      – Qui sait ? répéta-t-il d'un ton singulier qui fit tressaillir la jeune fille.

      Involontairement, elle le regarda. Mais ses traits étaient cachés par le feutre à larges bords et elle ne put voir l'expression de ses yeux. Il y eut entre eux quelques instants de silence.

      – Désirez-vous encore quelque chose ? demanda la jeune fille.

      – Oui, señora. S'il faut être franc, il y a bien huit jours que je n'ai bu une goutte de whisky ni fumé une pipe...

      Ellénor apporta elle-même une bouteille, un verre et un paquet de tabac de Virginie qu'elle remit au vagabond, qui se confondit en remerciements.

      – Si vous voulez attendre le maître de cette hacienda, dit-elle, il ne tardera pas à rentrer. Il peut être ici dans une demi-heure.

      Cette proposition n'eut pas l'air d'être du goût de l'homme, qui, sans doute, avait quelque secrète raison d'éviter de se trouver en présence de Pierre Gilkin et de sa femme.

      – Je vous remercie, señora, dit-il, mais je vais me remettre en route. Je ne marche pas vite et je ne serai guère arrivé à Cucomongo avant ce soir. Merci bien de vos bontés, je ne les oublierai pas.

      Il rechargea sur son dos sa besace de cailloux, souleva poliment son feutre et se retira.

      Eduardo le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu au tournant de la route. Puis il rentra dans la cour en hochant la tête.

      – C'est singulier ! murmura-t-il. Voilà un bonhomme qui ne me revient guère ! Je n'aime pas les gens qui ont peur de vous regarder en face. Ce drôle a plutôt la mine d'un tramp que celle d'un honnête prospecteur...

      Tant qu'il fut en vue de l'hacienda, le vagabond continua à boiter en marchant. Mais, dès qu'il fut entré dans un chemin creux, bordé de cactus et d'acacias, qui allait rejoindre la grande route de Cucomongo, il redressa sa haute taille et se mit à marcher à grandes enjambées, en homme qui ne ressent pas la moindre fatigue. Un peu plus loin, il vida dans une mare les soi-disant échantillons de minerai dont sa besace était gonflée. Puis il bourra sa pipe de terre du tabac que lui avait donné miss Ellénor et se remit en marche en sifflotant.

      Il y avait à peu près une demi-heure qu'il avait quitté l'hacienda lorsqu'il distingua dans le lointain la silhouette de deux cavaliers qui venaient au-devant de lui. Cette rencontre n'était sans doute pas de son goût, car il entra aussitôt dans un champ de maïs dont les hautes tiges le dérobèrent entièrement aux regards et, de sa cachette, il regarda passer les cavaliers.

      C'étaient un homme et une femme, tous deux vêtus à la mode mexicaine, avec le vaste sombrero, l'ample manteau qu'on nomme « zarape » et les bottes armées d'immenses éperons.

      – By God ! murmura le vagabond lorsqu'ils eurent disparu, je crois que j'ai bien fait de ne pas rester sur leur route. Mais tout va bien ! Maintenant, je suis fixé, je sais ce que je voulais savoir.

      L'homme s'était remis en route. Cette fois, il marchait moins vite, grommelant de temps en temps des paroles inintelligibles, comme absorbé par ses préoccupations.

      C'est ainsi qu'il parvint jusqu'à une misérable auberge, dont les murs étaient faits d'argile mêlée de paille hachée, et le toit, de planches vermoulues. Il entra pour se rafraîchir. Une vieille Mexicaine, au nez crochu, au teint de basane, lui apporta, sur sa demande, un verre d'aguardiente et une alcaraza pleine d'eau fraîche.

      Il venait d'avaler distraitement une gorgée du breuvage, quand un autre client entra dans l'auberge. C'était un robuste gaillard aux cheveux et à la barbe d'un blond fade. Les cheveux étaient coupés très court, et la barbe, irrégulière et mal taillée, devait avoir plus de quinze jours de date.

      Le nouvel arrivant était encore plus sale et plus déguenillé que l'homme à la besace, et un gros revolver faisait bosse dans la poche de sa veste de toile.

      Il regarda autour de lui, comme ferait un tigre à jeun entrant dans une bergerie. La vieille Mexicaine ne put s'empêcher de trembler devant l'expression féroce de son regard.

      – Que faut-il vous servir, señor ? balbutia-telle d'une voix étranglée par la peur.

      L'inconnu ne répondit pas. Il venait d'apercevoir le soi-disant prospecteur, et sa physionomie exprimait maintenant une vive surprise, mêlée d'une certaine contrainte.

      – Vous ici, master Slugh ? s'écria-t-il.

      – Comme vous voyez, master Edward Edmond, répliqua l'autre avec un ricanement. Vous avez donc renoncé à servir les milliardaires... Mais asseyez-vous donc. Vous prendrez bien quelque chose avec moi ? Je suis charmé de vous rencontrer. D'où venez-vous comme cela ?

      – Je sors de prison ! répondit piteusement Edward Edmond. Je n'ai plus ni argent ni domicile. Je suis réduit au désespoir !...

      – Il ne faut jamais se désespérer, répliqua Slugh avec une gaieté philosophique. Tenez, buvez un coup. Cela vous remettra !

      Il versa une large rasade d'aguardiente dans le verre que la Mexicaine, un peu rassurée, venait d'apporter.

      Edward Edmond but d'un seul trait.

      – Et vous, Slugh ? demanda-t-il tout à coup, vous n'avez pas l'air d'être beaucoup plus riche que moi ?

      – Cela dépend. Il y a des jours où je suis riche, d'autres où je suis pauvre. Je m'arrange pour faire une moyenne.

      – Alors, vous êtes satisfait ?

      – Je n'ai pas trop à me plaindre.

      – Mais, demanda encore Edward Edmond avec une certaine hésitation, vous voyagez toujours pour le compte de la Main Rouge ?

      – Toujours.

      – L'association n'est donc pas exterminée ?

      – Elle n'a jamais été si solide.

      Edward Edmond eut un rire amer.

      – Cela est facile à dire, fit-il, mais l'île des pendus a été occupée, des centaines d'affiliés ont été jetés en prison, lynchés, pendus, électrocutés. Chaque jour, la police prend des mesures plus sévères. Enfin ces fameux Lords, que l'on disait puissants comme des dieux, ne donnent plus signe de vie.

      – Vous n'êtes pas très bien informé, master Edward Edmond.

      – Je le suis suffisamment pour savoir que je ne me trompe pas.

      Il ajouta, les yeux brillants de haine et s'animant petit à petit, à mesure qu'il parlait :

      – Je suis content, d'ailleurs, de tout ce qui arrive à la Main Rouge... C'est elle et c'est vous-même, Slugh, qui avez causé ma perte !...

      – Hein ? fit le bandit en tressautant.

      – Oui. Sans vous, je serais encore chez Fred Jorgell, où j'étais bien payé, bien nourri et où j'avais déjà amassé presque assez d'économies pour retourner en Irlande vivre de mes rentes. Que la Main Rouge soit maudite, elle et tous ceux qui en font partie !

      Au lieu de se fâcher de cette violente sortie, Slugh eut un sourire indulgent.

      – Vous êtes un enfant, mon cher Edmond, fit-il. Dites donc plutôt... et ce sera l'exacte vérité... que, si vous n'aviez pas eu la sottise de vous amouracher de la Dorypha, vous seriez encore chez votre milliardaire. Qu'a fait la Main Rouge, en somme ? Qu'ai-je fait moi-même ? Je vous ai empêché de vous suicider, je vous ai, pour de très légers services, avancé des sommes considérables. N'accusez pas la Main Rouge, n'accusez que votre sottise et vos vices !

      Edward Edmond baissa la tête et demeura silencieux. Il comprenait parfaitement que Slugh avait raison.

      – Oui, balbutia-t-il au bout d'un instant, j'ai agi comme un niais. C'est la Dorypha, cette créature de perdition, qui a été cause de ma ruine. La coquine !... je la déteste !... J'aurais un plaisir infini à lui écraser la tête contre un pavé !
      Oui, cette femme, non contente de prendre mon argent, de me trahir de toutes les manières, a encore essayé de m'assassiner !...

      – Tiens, au fait ! dit Slugh négligemment, je ne pensais plus à cela. La dernière fois que nous nous sommes vus à bord du yacht la Revanche, dont j'avais l'honneur d'être capitaine, vous veniez de recevoir un vilain coup de couteau. Comment, diable, vous êtes-vous tiré d'affaire ?

      – Après la prise de l'île des pendus, j'ai été arrêté comme tous les autres et transporté à Chicago, à bord d'un bâtiment de l'Etat. Comme, à cause de ma blessure, je me trouvais hors d'état de comparaître devant le tribunal, on m'a donné pour prison une chambre de l'hôpital, où j'étais gardé à vue par deux détectives. Je n'ai passé en jugement que bien longtemps après les autres, et j'ai eu cette chance que ni la Dorypha ni mon ancien maître n'ont été appelés en témoignage. Un avocat, auquel il m'a fallu donner ce qui me restait d'argent, a tiré parti de la situation. On n'a pu établir d'une façon certaine ma culpabilité, et on a fini par me relaxer après plusieurs mois de prévention. On m'a rejeté dans la rue, à peine guéri et sans un sou. Depuis ce temps-là, j'ai erré misérablement.

      – Ce n'est pas gai, fit poliment Slugh.

      – Dites que c'est lamentable. Mais, vous-même, je vous croyais mort ou en prison ?

      – Moi, dit Slugh avec une certaine vanité, on ne m'a même pas arrêté. Quand j'ai vu que les affaires commençaient à se gâter, je me suis esquivé. D'ailleurs, je vous raconterai cela plus tard. Pour le moment, parlons de la Dorypha...

      – Si je savais où la trouver..., grommela l'Irlandais en serrant les poings.

      – Ah ! c'est une maîtresse femme. Elle a su, comme on dit, tirer son épingle du jeu. Elle et son mari ont été placés par Fred Jorgell à la tête d'une exploitation agricole en pleine prospérité.

      – Elle est mariée ?

      – Mais vous n'êtes donc décidément au courant de rien ? Elle a épousé Gilkin, ce grand Belge qui excitait mes matelots à la révolte. C'est un couple très uni.

      Edward Edmond grinça des dents avec rage.

      – Quand même, s'écria-t-il en donnant un furieux coup de poing sur la table, je devrais aller à pied jusqu'à l'autre bout de l'Amérique, je jure que je la retrouverai !...

      – Si vous êtes bien sage, dit Slugh que cette conversation amusait fort, je vous apprendrai où elle est. Je puis même vous dire, dès maintenant, que ce n'est pas bien loin d'ici. A telle enseigne que c'est chez la Dorypha que j'ai déjeuné ce matin.

      – Que me dites-vous là ?

      – L'exacte vérité.

      – Je vous en supplie, master Slugh, dites-moi où elle est ?

      – Vous êtes trop pressé, mon garçon. Auparavant, nous avons à parler de choses sérieuses. Vous êtes, à ce que je vois, tout à fait à la cote !

      Edward Edmond jeta un regard éloquent sur les haillons qui le couvraient.

      – Eh bien, reprit Slugh, j'ai peut-être, moi, les moyens de vous venir en aide. Tout à l'heure vous avez calomnié les Lords de la Main Rouge. Vous avez eu tort, et je vous prouverai que la Main Rouge n'abandonne jamais ses amis, pas plus d'ailleurs qu'elle ne laisse en repos ses ennemis. Vous n'avez qu'un mot à dire pour que je vienne à votre secours, au nom des Lords.

      – Eh bien, soit ! murmura l'Irlandais d'un air sombre. D'ailleurs, n'est-ce pas la seule ressource qui me reste ! Parlez, je suis prêt à tout !

      – J'aime à vous voir dans d'aussi bonnes dispositions. Vous verrez bien vite que vous avez tout avantage à m'écouter.

      – Mais, demanda l'Irlandais dont les yeux étincelèrent d'une flamme cupide, serai-je aussi bien payé qu'autrefois ?

      – Pourquoi pas ? Cela dépendra, d'ailleurs des services que vous rendrez. Sachez-le, malgré les échecs qu'elle a subis ces derniers temps, la Main Rouge est loin d'avoir épuisé ses ressources.

      Slugh avait tiré de dessous ses haillons un solide portefeuille qu'il ouvrit, étalant aux yeux ébahis de l'Irlandais une liasse de bank-notes.

      – Vous voyez, fit-il, que les Lords sont loin d'être ruinés.

      – Que faut-il faire ? demanda docilement l'Irlandais. Je suis à vous corps et âme.

      – D'abord, nous allons aller jusqu'à la station de Cucomongo. Là, je vous achèterai des vêtements convenables. Nous dînerons ensemble, le mieux possible ; puis je vous ferai quelques avances, et vous passerez une bonne nuit dans un lit confortable. Vous paraissez en avoir besoin. Ce n'est que demain ou après-demain peut-être que j'aurai besoin de vous.

      – Pour quoi faire ?

      – Vous êtes bien curieux !... Mais, bah ! Autant que je vous dise de quoi il s'agit aujourd'hui que plus tard : ce sera pour aller rendre visite à Dorypha.

      – Rendre visite, murmura Edward Edmond stupéfait.

      – Oh ! mais, entendons-nous. Ce sera une visite d'un genre tout particulier. Elle aura lieu dans le courant de la nuit, et nous serons accompagnés de quelques camarades bien armés.

      – Je comprends. Vous voulez tuer la Dorypha... Eh bien ! j'en suis !...

      – Ce n'est pas d'elle qu'il s'agit. Tout de même, vous pourrez, par la même occasion, satisfaire votre rancune. Je n'y vois aucun inconvénient. Il y a en ce moment-ci, à l'hacienda de Pierre Gilkin, une jeune miss que les Lords m'ont donné l'ordre d'enlever. Il paraît que c'est la fiancée d'un des plus redoutables ennemis de l'association. Ce sera entre nos mains un précieux otage... Etes-vous bon cavalier ?

      – Je monte à cheval comme un cow-boy. Mais pourquoi cette question ?

      – Parce que nous serons tous à cheval, et c'est de cette façon que nous enlèverons la jeune miss. A une dizaine de miles de l'hacienda, une auto nous attendra avec quelques hommes sûrs.

      – Pourquoi ne pas faire venir l'auto plus près ?

      – On voit bien que vous ne connaissez guère l'Arizona. Dans ce canton-ci, surtout, il n'y a que des sentiers à peine frayés : les chevaux et les chariots à roues massives sont les seuls moyens de locomotion employés.

      – Je n'étais jamais venu de ce côté. Enfin, je ferai tout ce que vous me direz, pourvu qu'on me permette de tuer la drôlesse qui a causé mon malheur !

      – Accordé ! s'écria Slugh. Et maintenant, en route. Il faut que nous arrivions à Cucomongo avant la nuit. Nous discuterons de nos petites affaires chemin faisant.

      Slugh avait jeté sur la table le dollar que lui avait donné miss Ellénor. Il prit la monnaie que lui tendait la Mexicaine et sortit, suivi de l'Irlandais dont la face était rayonnante de joie.


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(3)  Herbes maigres qui tapissent le désert de Colorado.

(4)  Hommes réduits au désespoir. C'est le nom qu'on donne aux voleurs de grands chemins.

(5)  Viande séchée au soleil.




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